L’histoire s’arrête-t-elle au capitalisme ?

Publié le 7 octobre 2008

Retrouvez le compte-rendu de la conférence du 6 octobre 2008, avec Daniel Cohen (Ecole Normale Supérieure, Ecole d’Economie de Paris).

C’est une nouvelle fois Daniel Cohen, professeur à l’École normale supérieure, qui a inauguré, le lundi 6 octobre à la Sorbonne, le cycle des conférences organisé par l’AJEF, intitulé cette année « Le capitalisme dans tous ses états ». Il avait à répondre à la question suivante : « L’histoire s’arrête-t-elle au capitalisme ?  »

De nombreux penseurs se sont penchés sur cette question. Ainsi, si on se base sur les théories de Marx, la réponse est évidemment non. Le capitalisme constituerait plutôt une transition entre le système précédent – le féodalisme – et un autre système à venir – le socialisme.
Mais Daniel Cohen se refuse à répondre directement à la question. Tout au plus nous propose-t-il d’anticiper l’avenir plus ou moins immédiat du capitalisme mondial, grâce à une lecture de son histoire depuis la seconde moitié du 18e siècle.

Il souligne le fait que le capitalisme aujourd’hui semble reporter à l’échelle planétaire les évènements qui ont eu cours en Europe depuis le milieu du 19e siècle. La situation en Inde et en Chine, où les société rurales sont détruites par l’industrialisation, est similaire à celle qu’a vécue la France deux siècles auparavant. En d’autres termes, l’histoire du monde est en train de répéter ce qui fut une histoire singulière. Si on considère qu’en Europe cette histoire s’est soldée par les conflits du début du 20e siècle, on est en droit de penser que le 21e siècle s’annonce éminemment dangereux ! L’enjeu serait donc pour les puissances émergentes de ne pas reproduire les mêmes erreurs …

Cette lecture critique ne correspond pas à la tendance que nous avons d’interpréter notre histoire comme un mouvement vers la paix, et donc comme un modèle de société à même d’être exporté à toute la planète. Or, de nombreuses études ont démontré le contraire. Ainsi les chercheurs Philippe Martin, Thierry Meyer et Mathias Toenig ont constaté dans La mondialisation est-elle un facteur de paix? que la prospérité et le commerce avaient des effets à double tranchant. Loin de tempérer les ardeurs belliqueuses entre deux peuples économiquement dépendants, le commerce à l’échelle mondiale a, d’une part, permis à ces peuples de s’affranchir de leur relation bilatérale, mais leur a donné, d’autre part, les moyens économiques de se faire la guerre.

De même, des études sur l’origine sociale et culturelle des terroristes montre que la plupart sont cultivés et possèdent des diplômes, ce qui tendrait à montrer que l’éducation donne en réalité aux hommes mauvais de nouvelles possibilités de l’être !

On constate qu’aujourd’hui le débat sur le capitalisme se limite à deux points de vue opposés:
la vision d’Adam Smith, selon laquelle l’économie a une double vertu : elle est plus productive dans la mesure où chacun se spécialise dans le domaine où il est comparativement le plus fort ; elle garantit la liberté d’accès au marché du travail, contrairement aux systèmes basés sur le servage et l’esclavage.

la vision de Marx, qui oppose au capitalisme utopique de Smith un capitalisme réaliste, défini selon la réalité des conditions de travail un siècle plus tard : les masses laborieuses ne sont pas libres, elles sont obligées d’accepter le travail qu’on leur propose.

Les travailleurs au 19e siècle sont, selon Marx, condamnés par la révolution industrielle, car la prédiction d’Aristote s’est réalisée : il n’y aura plus besoin de travailleurs le jour où la navette courra d’elle-même sur la trame.

Dans les pays où le capitalisme existe depuis longtemps, on considère qu’aucune des deux approches n’est exacte. Ainsi dans les faits, la condition ouvrière s’est considérablement améliorée (avec entre autres la multiplication du salaire par 7 durant le 20e siècle), contredisant la théorie de Marx selon laquelle le capitalisme est incapable d’enrichir le prolétariat.
Le débat actuel serait donc à recentrer sur d’autres problématiques. Afin de les comprendre, il est nécessaire, considère Daniel Cohen, de remonter aux débuts du capitalisme « à l’européenne ».

Au cours des siècles le capitalisme a connu différentes phases, et ses formes actuelles n’ont plus rien à voir avec ce qu’il était au 20e, ni au 19e siècle. Cependant, on observe que chaque phase est liée à une révolution industrielle.

La machine à tisser dont rêvait Aristote a bel et bien vu le jour, en 1733 à Manchester. C’est le point de départ de la révolution industrielle en Angleterre. Le concept est repris et amélioré, et permet de doubler la productivité. Cependant cette cadence se heurte aux délais qu’implique le filage, et on découvre qu’un retard dans un seul secteur d’une filière donnée menace l’équilibre de l’ensemble. Problème résolu en 1764 avec l’invention de la machine à filer, qui offre un rendement 63 fois supérieur à l’activité manuelle. L’utilisation de la vapeur pour cette machine est ensuite reprise pour les trains… c’est l’emballement de l’industrialisation. Chaque pan d’une même filière est à son tour amélioré, afin de ne plus déséquilibrer l’ensemble. Ainsi la question de la teinture des tissus provoque l’essor de l’industrie chimique, qui entraîne à son tour l’amélioration de l’industrie pharmaceutique et donc plus de progrès médicaux…

A cette époque, l’industrie textile est devenue le leading sector de la production en Angleterre.
C’est ce phénomène d’emballement, dépassant chaque fois les obstacles techniques pour augmenter la croissance, que Schumpeter appelle la « destruction créatrice ».

Qu’est-ce qui, partant de ce mouvement, va entraîner aujourd’hui la croissance des pays en voie d’industrialisation, soit vers le meilleur, soit vers le pire ?

L’héritage social des Trente Glorieuses

Pour répondre à cette question, nous revenons sur ce qui a constitué la 2e phase du capitalisme en Europe : les Trente Glorieuses.

L’héritage de cette période qui va de 1946 à 1975 est étonnant : la croissance économique a atteint des rythmes jamais égalés auparavant et plus jamais retrouvés par la suite, avoisinant les 5% alors que la moyenne actuelle est de 2,1% . Aujourd’hui, le taux de croissance correspond en réalité à la moyenne observée pour l’ensemble du 20e siècle, et au double de celle du 19e siècle. La croissance de manière générale est donc plus rapide Pourtant, nombreux sont ceux qui considèrent la période actuelle comme mauvaise, car ils la comparent à celle des Trente Glorieuses. C’est une désillusion qui guette de la même manière les pays actuellement en forte croissance.

Par ailleurs, les Trente Glorieuses ont laissé croire que la croissance soignait les blessures qu’elle avait elle-même infligées. Ainsi, la crise de 1929 a été résolue, et on a cru qu’on avait atteint la fin de l’Histoire, en d’autres termes qu’on s’acheminait maintenant vers un avenir où la croissance et la prospérité étaient garanties. C’est une illusion dont on a du mal à faire le deuil depuis 1973.

A l’époque des Trente Glorieuses, la question sociale consistait à venir en aide à ceux qui ne pouvaient pas travailler, à savoir les femmes en congé maternité, les retraités et les chômeurs (situation rare et de courte durée). Les salaires indexés sur la croissance constituaient la garantie que chacun profiterait de la prospérité. Mais le ralentissement de la croissance a entraîné des mécanismes pervers, comme la hausse du chômage et la mise à mal du principe de la solidarité intergénérationnelle, le système de capitalisation pour financer les retraites tendant à se substituer au système de financement par répartition.

Cette évolution révèle que la solidarité est forte quand la croissance est forte, et qu’elle cesse d’être attractive quand la croissance baisse, alors même qu’on la croyait « inscrite dans le marbre de l’Etat Providence » C’est donc une nouvelle désillusion, attendant toutes les sociétés qui aborderont tôt ou tard le ralentissement de leur croissance économique. 

Le bonheur des sociétés

Entre 1945 et 1975, les Français ont triplé leurs revenus; Ils n’en sont pas moins devenus malheureux dès le ralentissement de la croissance. De nombreuses études ont en effet mis en évidence que le bonheur d’une société ne dépend pas de son niveau de richesse, mais de l’augmentation de cette richesse. En d’autres termes, la civilisation matérielle rend les gens heureux à hauteur des changements qu’elle promet.

Ainsi, une société pauvre mais à forte croissance telle la France des années 1960 est préférable pour le bonheur à une société riche en stagnation, comme la France des années 1980.
Ceci s’explique par la transformation de la société vers toujours plus d’individualisme et une perte de confiance dans toutes ses structures (éducation, justice, syndicats, gouvernement, partis politiques…)
Au niveau individuel, c’est la variation positive de revenu qui rend les gens heureux, : on veut toujours plus, quelque soit le niveau de richesse.

Qu’est-ce que le bonheur ?

La question posée à travers le monde dans plusieurs enquêtes a donné les résultats suivants :
situation matérielle : environ 65%
santé, famille : environ 35%
A noter que la paix dans le monde récolte à peine 0,5% !!

Daniel Cohen met en évidence trois facteurs qui expliquent les raisons pour lesquelles le ralentissement de la croissance rend une société malheureuse :

– On se compare toujours à un « groupe de référence », et on est heureux en fonction de l’écart qu’on parvient à creuser par rapport à ses voisins. C’est un but impossible à atteindre quand l’ensemble de la société s’enrichit au même rythme, cependant une forte croissance permet d’aller toujours plus loin.

– Le consommateur est soumis à « l’effet tunnel », théorie développée par Hirschman : un automobiliste coincé dans un embouteillage va dans un premier temps se réjouir que la file voisine avance, car cela indique la fin du bouchon. Mais très vite il va s’énerver de ce que la sienne n’avance pas aussi vite… De même, le consommateur sera frustré s’il constate que son voisin possède des objets qu’il ne peut lui-même pas s’offrir. Dans le cas contraire, il sera soulagé d’avoir la preuve qu’il fait toujours partie de cette société de consommation. Ce n’est donc plus seulement l’envie de faire mieux que son voisin qui entre en jeu, mais aussi l’envie de posséder les mêmes objets.

– La consommation en elle-même est une addiction : on a besoin d’acheter toujours plus pour conserver le même niveau de satisfaction. Il est par ailleurs très difficile de revenir en arrière dans une société de consommation – ainsi combien de personnes seraient prêtes à se passer de leur téléphone portable aujourd’hui ?

Cohen souligne ainsi que dans une société, les riches ne sont pas forcément plus heureux que les pauvres, car ils sont tout autant soumis au phénomène d’addiction et à « l’effet tunnel »… Il va plus loin en soulignant que la mixité sociale à l’école favorise le bonheur des classes aisées. Une enquête réalisée sur les aspirations de différentes classes d’âge, « si nous étions riches », révèle que les adolescents ont les mêmes désirs, mais que ceux-ci divergent ensuite en fonction de la catégorie socioprofessionnelle. Un ouvrier tout comme un rentier aura des aspirations en fonction de son seul milieu de référence…
Par conséquent, seuls les riches auront assouvi les désirs que tous exprimaient à l’âge de 15 ans.

Si on sépare à l’école les classes aisées et pauvres, on constate que les ambitions ne sont plus identiques : les enfants riches ne rêvent plus seulement d’une voiture, ils rêvent d’une Porsche… et l’objectif est donc plus difficile à atteindre. Le groupe de référence est trop homogène pour qu’il y ait de réelles différences de réussite à l’arrivée. Privés de leur outil de comparaison, les riches seront donc aussi malheureux que les pauvres !

Les défis des pays en développement
En conclusion, ni Smith, ni Marx n’avaient prédit une croissance économique aussi forte.
Cependant la France est malheureuse, car la société de consommation crée une addiction à la croissance économique que cette même société ne peut plus assouvir.

La Chine aujourd’hui a tout à créer et à acquérir. Viendra le temps du ralentissement, qui produira les mêmes effets qu’en France quand elle aura atteint le mur (c’est-à-dire la fin de la croissance forte) alors qu’elle-même suivait le modèle des Etats-Unis.

Le défi que doivent relever des pays comme l’Inde et la Chine consiste à créer un système de solidarité résistant au futur ralentissement de leur croissance économique, puisqu’ils savent -en se basant sur l’expérience européenne- que ce phénomène est inéluctable. Le risque majeur est la montée du nationalisme. Or on sait que la tentation de l’exacerber pour garantir l’unité de la nation est grande : les puissances européennes y ont cédé à la fin du 19e siècle, menant aux guerres que l’on sait…
Partant de là, penser que l’Europe est un exemple à suivre relève d’une amnésie totale de ce qu’elle a vécu depuis le 19e siècle.

Si le problème n°1 lié au capitalisme mondial correspond au risque d’une montée des nationalismes, le problème n°2 est lui d’ordre écologique :
L’ère préindustrielle était régie par la loi dite de Malthus : la croissance économique et démographique se heurtait aux limites du territoire et des ressources naturelles dont disposait une société donnée. Ces limites abolies par le progrès industriel se retrouvent à présent à l’échelle planétaire. La réponse au cas par cas n’est plus possible, seule la coopération entre toutes les nations permettra de résoudre les problèmes écologiques.

Partant de ce constat, on peut être très pessimiste, considérant d’une part que les nationalismes seront toujours exacerbés, d’autre part que les nations seront incapables de collaborer à l’échelle mondiale face aux problèmes écologiques… mais pour Cohen, il est aussi possible d’être plus optimiste et de se dire que chaque menace constituera précisément un facteur d’équilibre réciproque.