Le marché mondialisé : progrès ou calamité ? La réponse du philosophe

Publié le 9 janvier 2007

Retrouvez le compte-rendu de la conférence du 8 janvier 2007, avec Pierre Manent, philosophe.

Que peut dire le philosophe de la mondialisation ? Son point de vue a-t-il plus de poids que celui de l’historien, de l’économiste ou du géographe ? Pierre Manent opte pour le point de vue du politique, c’est-à-dire celui que devrait adopter tout homme politique et celui que nous sommes nous-même amenés à adopter. Entendant le grand bruit qui se fait autour de la mondialisation, il s’interroge : est-ce si nouveau ? Karl Marx décrivait le même phénomène en 1848, parlant du capitalisme qui bouleverse les données économiques. Est-ce si catastrophique ?

Peut-être pas au regard des pays pauvres qui s’enrichissent. En tout cas, ce ne serait pas dans l’économie elle-même que résiderait le changement. Le monde, comme unité de communication fait sens car il a un centre : les Etats Unis d’Amérique, où ont été élaborés tous les instruments techniques, linguistiques et financiers.

Ce sont les Etats-Unis qui ont réalisé une mondialisation délibérée, en créant des systèmes bancaires et financiers internationaux après la seconde guerre mondiale, avec les accords de Bretton Woods, confortant leur position à la chute du communisme.
Quand la Chine s’éveille  Mais voilà que, depuis, on assiste au surgissement de la Chine, dont le succès a été plus rapide qu’elle même ne l’escomptait.

Il en  résulte un nouvel axe de la mondialisation fondé sur le pays le plus riche et le pays le plus peuplé. Axe fragile, car  la rapidité des changements en Chine expose ce pays à de nombreux risques d’instabilité, voire d’arrêt brutal, tandis que les Etats Unis semblent avoir passé le point culminant de leur puissance.

C’est que le monde est constamment traversé de mouvements politiques qui mettent en péril la mondialisation dans ce qu’elle aurait d’unificateur. Rousseau (L’Emile, 1762) et Kant (Projet de paix perpétuelle, 1795) n’avançaient-ils pas  déjà l’idée d’une pacification des peuples lorsqu’ils sont réunis ? Et Montesquieu, dans l’Esprit des Lois, ne parle-t-il pas de l’aspect moral lié à l’unification physique, financière et économique du monde ?  « Partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces », écrivait-il. 


Un processus d’unification Le progrès économique tendrait donc à faire disparaître les préjugés, la xénophobie, et la mondialisation serait  un processus d’unification humaine, portée par une philosophie, celle d’aujourd’hui étant fondée sur une conception universaliste particulièrement exigeante puisqu’il s’agit des Droits de l’Homme. Malheureusement, fait remarquer Pierre Manent, seul l’Occident adhère à cette théorie de la ressemblance humaine.

Le processus est donc basé sur un malentendu, car pour les non occidentaux, le but est de rattraper les pays de l’Occident et de mettre un terme à deux siècles d’humiliation. Voilà une situation  lourde de déconvenues futures. La puissance occidentale est menacée de déclin. Les autres puissances ne sont pas encore arrivées au stade où elles édicteront leurs propres règles. Elles se contentent pour l’instant d’adopter, et d’adapter comme elles l’entendent, les règles occidentales. Situation  instable.
Le rôle de l’Etat Les mondialistes ont souvent une conception mystique du marché, soutient Pierre Manent, oubliant qu’il s’accompagne d’un volet politique.

Mais les alter mondialistes, pour leur part, ne voient pas que la mondialisation a permis de garantir la démocratie. Aujourd’hui, au cœur du dispositif européen moderne réside la notion d’un Etat souverain et libéral, au-dessus de tout pouvoir social, profane ou religieux. Le marché n’est donc pas une jungle, car il suppose l’absence de guerres, civiles ou religieuses. Reste le problème des inégalités choquantes, mais celles-ci doivent être tempérées par l’Etat souverain, qui impose des limites.


Selon certains théoriciens socialistes comme Durkheim, l’anarchisme du marché doit être ramené sous le contrôle de l’Etat. Cependant, l’histoire a montré que le contrôle socialiste était plutôt opaque… Selon les capitalistes, l’usage économique des ressources disponibles n’est possible que si tout le monde trouve un prix dans un marché compétitif. L’Etat doit laisser chacun libre, sinon on revient à des commandements personnels ou religieux.
Malheureusement, la somme de ces idées rationnelles crée une situation irrationnelle, avec des conséquences telles que la destruction de la planète (conséquence aussi présente dans le projet de contrôle socialiste).

C’est surtout une conséquence du projet moderne, qui place la technique au service de l’amélioration des conditions de vies, avec la volonté d’en faire bénéficier le plus grand nombre. Mais alors, chacun devrait se sentir responsable, car tout le monde veut avoir chaud l’hiver et frais en été, se déplacer à grande vitesse sur toute la planète et avoir accès aux loisirs…

Toutefois, la protection de la nature n’est pas incompatible avec le raisonnement capitaliste, puisque celui-ci fait de l’argent sur tout, ose Pierre Manent… 
Dos à dos L’unité de la mondialisation apporte le progrès selon les mondialistes, et provoque l’emballement de la machine inégalitaire et la loi du rendement financier selon ses détracteurs. Ces deux conceptions relèvent d’une illusion commune : le fait d’étendre à l’échelle mondiale des conceptions et tendances qui nous sont propres, alors que le monde n’est pas lisse. De même la mondialisation a-t-elle fait surgir deux groupes humains aux deux extrêmes : les agents actifs,  « heureux du monde » et les malheureux en marche vers la promesse du bonheur.

En réalité, dira en conclusion Pierre Manent, le marché n’est qu’une organisation humaine, qui dépend donc de nos qualités et de nos défauts.