Intervention de Serge Marti aux voeux d’Emmanuel Macron

Publié le 29 janvier 2015

Le président de l’AJEF est intervenu à l’occasion des voeux du ministre de l’Economie, de l’Industrie et du Numérique.

Face à l’inquiétude des journalistes, dès jeudi 29 janvier au soir, le gouvernement décidait de demander le retrait de l’amendement « secret des affaires ».

A l’issue de la cérémonie des vœux, le ministre a reçu une petite délégation de journalistes, dont le président de l’Ajef, sur l’amendement de la « loi Macron » concernant le secret des affaires, jugé des plus dangereux par la profession pour la liberté d’expression, d’investigation et d’information. Après avoir, lors des questions réponses, indiqué que des amendements étaient à l’étude et que « si des précisions doivent encore être apportées, elles seront les bienvenues », Emmanuel Macron, sensible aux arguments de la délégation, s’est engagé à étudier rapidement ce dossier qui nous parait vital.

Intervention de Serge Marti

Bonjour à tous

Merci de participer à cette cérémonie des vœux à la Presse organisée sous l’égide de M. Emmanuel Macron, ministre de l’Economie, de l’Industrie et du Numérique

Bonjour Monsieur le ministre.

Permettez moi, au nom de l’Association des Journalistes Economiques et Financiers, l’AJEF, de vous remercier pour le respect de cette, tradition qui veut que le président de l’AJEF (ou la présidente) s’adresse de vive voix et en direct à nos consœurs et confrères mais aussi à vous, Monsieur le ministre, à vos collaborateurs et à tous les personnels de l’administration de Bercy.

D’ordinaire, cette cérémonie des vœux est un moment d’échange privilégié plutôt convivial, quelquefois même assez joyeux. Aujourd’hui, vous le comprendrez, mon propos sera un peu solennel et malheureusement empreint d’une grande tristesse, d’une immense colère aussi après la tragédie qui a frappé notre nation lors de ces dates funestes des 7, 8 et 9 janvier.

Ces jours-là, à Charlie Hebdo, ce sont des journalistes, caricaturistes ou non, et certains de leurs collègues qui ont été froidement abattus. Ce sont aussi des policiers, qu’on appelait il n’y a pas si longtemps des gardiens de la paix, d’autres citoyens français, de confession juive, musulmane, ou autre, si tant est que cette distinction ait encore un sens, qui ont été assassinés.

A ce titre, ils sont tous des nôtres et méritent largement cet hommage posthume que nous devons, entre autres, aux caricaturistes de Charlie Hebdo

Aux côtés de ces dessinateurs de presse irrévérencieux réunis en conférence de rédaction, figurait ce jour-là un autre impertinent, un autre pourfendeur du politiquement correct, du prêt à penser Je veux parler bien sûr de Bernard Maris ou plutôt d’« Oncle Bernard » puisque tel était son nom de plume à Charlie Hebdo, un journal qu’il a soutenu depuis ses débuts.

Louangé aujourd’hui, un peu tardivement diront certains, ce libre-penseur de l’économie qui, dans sa jeunesse, voulait être journaliste, a mis en effet bien du temps avant d’être reconnu par ses pairs, à défaut d’être réellement accepté. Il faut dire qu’il ne les a guère épargnés. Son livre « Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles », doublée de ses « Anti-manuels d’économie » – quelques uns parmi la quinzaine d’ouvrages qu’il aura commis en près de 30 ans – auront froissé plus d’un tenant de la vision académique de l’économie et d’une certaine forme de pensée unique.

Le docteur en sciences économiques et agrégé qu’il était, passé par l’Université de l’Iowa et par Paris VIII où il avait enseigné de nombreuses années, siégeait aussi depuis quelque temps au Conseil général de la banque de France.

C’était là l’une des nombreuses facettes de ce toulousain, volontiers rieur compulsif et adepte de la galéjade, mais capable de redevenir très sérieux lorsqu’il s’agissait en toute choses et notamment en économie, de privilégier le débat contradictoire, l’examen critique des idées reçues et l’accueil aux idées neuves.

Nous ne sommes pas tenus de partager les convictions d’ « Oncle Bernard », pas plus que d’épouser ses combats, ses a priori et ses emportements, aussi nobles soient ils. Mais il n’est pas déplacé de revendiquer une petite part d’héritage.

Au sein de l’Association des journalistes économiques et financiers qui fêtera l’année prochaine ses 60 ans d’existence, par le biais de nos différentes activités, des Ateliers de Bercy et de l’OCDE, des Amphis de Louis le Grand, gratuits et ouverts à tous, des Assises Médias Entreprises dont nous avons organisé la première édition en décembre dernier, c’est certainement cet esprit de dialogue, de meilleure compréhension de l’économie que nous cherchons nous aussi à promouvoir. Au service des professionnels de l’information mais également du grand public dont on dénonce régulièrement le manque de culture économique, négligeant trop souvent le solide bon sens dont il sait aussi faire preuve.

Et c’est dans ce même esprit que nous vous adressons, Monsieur le ministre, une invitation officielle à être le prochain invité des traditionnels Petits déjeuners de l’AJEF. Une fois bien sûr achevé le marathon parlementaire qui vous mobilise un peu en ce moment à propos de ce qu’il est convenu d’appeler « la loi Macron »

Voilà une transition toute naturelle pour vous dire que le devoir de bien informer suppose qu’il puisse s’exprimer en toute liberté et sans contrainte, politique économique ou d’une autre nature. A cet égard, nous devons vous faire part, M. le Ministre de notre incompréhension et de notre vive inquiétude à propos de cet amendement présenté en catimini en marge de cette loi qui porte votre nom et qui, sous couvert de lutter contre l’espionnage industriel, au nom du « secret des affaires », constitue en fait une arme de dissuasion massive à l’encontre du travail des journalistes, de leur liberté d’enquêter et de publier.

Ce texte vise notamment à sanctionner les contrevenants pour, je cite : « une information non publique qui fait l’objet de mesures de protection raisonnables » et qui a « une valeur économique ». Au cas où on l’aurait oublié, notre métier consiste justement à révéler des informations d’intérêt public, non autorisées, pour les porter à la connaissance des citoyens. Etre privés de ce droit, inscrit dans la loi sur la presse, rend impossible la libre information des Français sur des pans entiers de la vie économique, sociale et politique de notre pays.

Dans la mesure où cet amendement liberticide vise les journalistes mais aussi les lanceurs d’alerte dont la contribution à la vie démocratique est essentielle, cela signifie que le grand public n’aurait jamais entendu parler du scandale du Médiator ou des prothèses mammaires PIP, de l’amiante, de l’affaire LuxLeaks, des autres affaires UBS et HSBC sur l’évasion fiscale, des dossiers Karachi ou Tapie-Crédit Lyonnais pour ne citer que quelques scandales emblématiques. La simple révélation d’un projet de plan social pourrait elle aussi tomber sous le coup de la loi si cet amendement était adopté.

Une disposition prévoit même que la justice puisse empêcher la publication ou la diffusion d’une enquête. Dans le cas où le journaliste violerait ce « secret des affaires », il encourt 3 ans d’emprisonnement et 375 000 euros d’amende…le même prix que l’abus de biens sociaux… Une peine doublée lorsque je cite « l’infraction est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité ou aux intérêts économiques de la France », une définition assurément patriotique mais dont l’interprétation, vous le reconnaîtrez, ouvre la voie à bien des abus.

La menace est réelle, elle n’est pas nouvelle. A l’automne 2011, déjà, nous avions été auditionnés, en tant qu’association de journalistes économiques par Bernard Carayon, alors député de la majorité et rapporteur d’une première proposition de loi « visant à sanctionner la violation du secret des affaires ». Nous lui avions alors formulé notre refus catégorique d’avaliser des dispositions empêchant le libre exercice de notre métier.

En faisant remarquer au passage à ledit député qu’en tant que président de la Fondation Prometheus, un lobby qui regroupe les grandes firmes de l’armement, de l’aéronautique, de la pharmacie – dont chacun connaît l’empressement avec lequel elles facilitent le travail des journalistes – le risque de conflit d’intérêts dans lequel il se trouvait, méritait au moins d’être évoqué.

Depuis, une autre tentative, heureusement avortée, a eu lieu au Sénat et aujourd’hui le sous-marin refait surface a l’Assemblée. Avec les mêmes dispositions qui sont aussi inacceptables qu’avant. Et qui nous conduisent à demander le retrait pur et simple de cet amendement contraire à la liberté de la presse.

Inacceptables, ces dispositions le sont en tant que telles mais aussi parce qu’elles sont en totale contradiction avec les engagements du gouvernement et la parole du président de la République.

Conscient des entraves à la liberté d’informer auxquelles nous sommes confrontés, le Conseil des ministres avait adopté en juin 2013 un projet de loi « visant à renforcer la protection du secret des sources des journalistes ». Depuis cette date, le projet était resté au stade de projet justement. Mais le chef de l’Etat a déclaré tout récemment, le 19 janvier, à l’occasion des 70 ans de l’Agence France presse qu’il « s’engageait » personnellement, ce st ses termes à ce que ce texte soit examiné au Parlement cette année.

Nous sommes naturellement convaincus que cet engagement présidentiel sera tenu. La logique et la vie démocratique du pays voudraient que cette démarche aboutisse enfin. Et qu’elle s’accompagne du retrait de cet amendement dont nous contestons le bien fondé et l’inévitable exploitation qui en serait faite pour museler la presse.
Informer n’est pas un délit. C’est au contraire une mission citoyenne qu’il faut protéger.

C’est donc sur cet espoir que je concluerai mon propos en vous souhaitant, au nom de l’AJEF à vous Monsieur le ministre ainsi qu’à vos proches, à vous tous, collaborateurs et membres de l’administration de Bercy et bien sûr à tous mes collègues, consoeurs et confrères que je remercie pour leur fidélité, tous nos vœux.
De paix et de bonheur.

Mais aussi de liberté d’expression préservée à tout prix.

Je vous remercie.