Y a-t-il des guerres justes ou seulement des guerres justifiées ?

Publié le 15 avril 2008

Retrouvez le compte-rendu de la conférence du 14 avril 2008, avec Pierre Hassner, professeur de relations internationales et d’histoire de la pensée politique à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et à l’European Center de l’université Johns Hopkins à Bologne.

« Y’a-t-il des guerres justes, ou seulement des guerres justifiées ? » C’est ce à quoi a répondu, lundi 14 avril 2008, dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne, Pierre Hassner, spécialiste des relations internationales. Bien des thèses s’opposent.

D’un côté, par exemple, nous avons celles de Nietzsche, considérant qu’une « bonne guerre justifie n’importe quelle cause », en évitant notamment à une société de tomber dans l’égoïsme et le matérialisme individuel. A l’inverse se situent les témoins de Jéhovah qui voient la guerre comme un crime et refusent tout système offensif ou défensif. Entre ces deux positions, Pierre Hassner propose un point de vue intermédiaire.

Le terme de « juste » renvoie d’une part à une conception morale de la justice, d’autre part à l’idée d’une conformité aux règles du jeu, de la même manière qu’il paraît injuste d’avoir perdu un match de foot suite à une tricherie.

Comment faire régner la paix entre les peuples ? Il n’existe à l’heure actuelle aucune institution, aucun tribunal qui pourraient faire respecter les lois internationales. L’ONU, la Cour pénale internationale n’en sont, selon Hassner, que des embryons. De même, Hobbes, Kant ou Rousseau sont autant de penseurs qui ont reproché au droit international de ne pas aller au-delà des principes moraux. Pour Rousseau, la paix perpétuelle ne peut être acquise qu’au prix de guerres terribles (la guerre pour mettre fin à la guerre). Pour Kant, la paix n’est pas un état naturel, il convient de l’instituer dans un Etat de droit. Les Etats républicains doivent gouverner parallèlement aux institutions internationales, et la paix doit être assurée par un pacte de non-agression, et garantie par le fait que la violation des droits de l’homme sur un quelconque coin de la planète sera forcément connu de tous.

Loin des exactions de la Grande Bretagne en Inde et de la France dans ses propres colonies, il est aujourd’hui impossible de faire de la répression sauvage quand on se proclame par ailleurs un Etat « juste », et ce, grâce au développement des moyens d’information : c’est le monde entier qui nous regarde.

La raison du plus fort

Y a t-il des règles spécifiques à la guerre ? A l’instar des Athéniens attaquant la Cité de Mélos et massacrant sa population parce qu’elle était neutre dans la guerre du Péloponnèse, on pourrait répondre cyniquement qu’il n’y en a pas. Partout le plus fort supplante le plus faible, dans une logique de lutte pour la vie qui n’est pas sans rappeler les thèses de Darwin. Primo Lévi, frappé par un SS et en demandant la raison, s’entendit répondre « es gibt kein warum ». Il n’y a pas de pourquoi, c’est la raison du plus fort qui prime.

Pour Kissinger, chantre de la realpolitik, le plus fort a besoin du pouvoir pour soumettre le plus faible à son idéologie, à son mythe, sous peine de perdre à son tour. Le droit du plus fort s’institue en lois pour lui permettre de rester le plus fort.

Bien souvent la justice correspond à ce qui est établi. Ce n’est pas le plus sage ou le plus intelligent qui gouverne, c’est le fils du roi. Pour y adhérer, le peuple doit sentir que la loi justifie cela, même si cette justification est faussée. Citant Pascal, on peut alors espérer que « le plus fort sera le plus juste ».

Les guerres menées par Napoléon ou Hitler sont autant d’exemples de contournement des règles, au sens de schémas connus et attendus de tous : le blitzkrieg était d’autant plus efficace qu’il déroutait l’adversaire, il ne correspondait pas aux règles convenues.

L’Histoire tribunal du monde

Hegel a dit : « L’histoire du monde est le tribunal du monde ». La guerre en Iraq s’est fondée sur le pari d’une justification rétrospective : elle aurait été légitimée si des armes de destruction massive avaient été trouvées. « l’Histoire nous donnera raison ». Mais qui va juger ? Qui juge les juges ?

Ainsi les guerres de religion étaient justifiées par des principes qui n’ont plus cours dans des Etats devenus laïques. Une guerre juste dépend donc du point de vue !
Deux Etats en guerre sont tenus de limiter les dégâts, de paralyser et aveugler l’adversaire (la guerre technologique) sans aller jusqu’à le tuer. Mais cette règle ne s’applique pas aux pirates, considérés comme ennemis de l’humanité, et contre qui tous les coups sont permis. Quelle légitimité à cette attitude quand on sait qu’on adoptait, naguère, la même face aux indigènes qui étaient soi-disant dépourvus d’âme ?

Les critères de justification de la guerre

Hassner décline un certain nombre de critères qui permettent communément de déterminer quand il est juste de déclencher une guerre, et comment la faire.

La juste cause

La guerre est justifiée quand il s’agit de défendre la Nation et soi-même, et, par extension, de défendre les autres : en d’autres termes « l’assistance aux personnes en danger ». C’est ce que Bernard Kouchner appelle le « droit d’ingérence », ou « l’obligation de protéger » : la communauté internationale se doit de réagir quand un Etat ne peut plus protéger ses sujets, ou quand il les persécute. Mais qui représente cette « communauté internationale » ?

Par ailleurs, quelle est la limite de cette juste cause, quand on sait que Hitler justifiait sa guerre en déclarant « protéger les allemands des peuples belliqueux » ? On voit que certaines règles reconnues comme légitimes pour déclencher une guerre (ce qu’on appelle jus ad bellum, le droit de la guerre, par opposition au droit dans la guerre ou jus in bellum) permettent en réalité de faire ce qu’on veut.

Au Moyen Age, la juste cause par excellence était l’honneur, aujourd’hui c’est par exemple d’éviter la disparition de la Serbie. Quelle légitimité aura cette cause dans quelques siècles ?

Le dernier ressort

On déclenche une guerre parce qu’on est arrivé à la conclusion qu’il n’y a pas d’autre solution. Mais à partir de quel moment peut-on légitimement s’en convaincre ? Doit on tout essayer au risque de laisser l’adversaire prendre des forces, ou bien agir avant d’avoir tout tenté au nom de la conviction que rien ne marchera?

La proportionnalité

Une guerre est juste si le mal infligé n’est pas supérieur au mal qu’on veut éviter. Mais comment calculer ce mal, et surtout qui va le calculer ?

La probabilité de succès

Une victoire militaire facilement acquise n’est pas toujours synonyme de succès, car c’est après que commencent les ennuis. On l’a vu dans la guerre en Iraq : soit on s’en va trop tôt et les troubles recommencent, soit on s’en va trop tard et alors le libérateur devient l’occupant.

L’intention droite

On voit tout de suite l’écueil de ce critère, car, encore une fois, comment juger ? Ce sont les Vietnamiens qui ont mis fin au génocide cambodgien, sous prétexte que leur pays était menacé : bien que leurs intentions n’étaient pas au sens strict « justes », ils ont tout de même sauvé des personnes du génocide. De son côté, la France est intervenue au Liban pour protéger les chrétiens : raisons humanitaires ou politiques déguisées sous le nom d’« interventions d’humanité » ?

L’autorité légitime

En Europe, il s’est agi pendant longtemps de l’Eglise catholique. Ainsi du temps où l’autorité du Pape était reconnue comme légitime, les guerres de croisade étaient justifiées car l’Eglise commandait que les princes se battent contre les Sarrasins au lieu de se faire la guerre entre eux.

Aujourd’hui, on justifie une guerre à partir de deux grands principes :

Le principe de proportionnalité qui consiste à justifier une guerre si le nombre de morts est inférieur qu’en cas de non intervention. Ainsi au Kosovo et pendant la guerre du Golfe, l’intervention américaine a fait peu de morts par rapport aux dégâts occasionnés par les bombes.
Le principe de discrimination qui recommande de ne pas frapper les innocents (ceux qui ne combattent pas).

Les 19e et 20e siècles ont vu l’essor du droit humanitaire, institué en 1859 après Solferino, par la naissance de la Croix Rouge. Mais la première guerre mondiale et ses progrès technologiques destructeurs on fait voler ces intentions en éclat. Ce fut pire pendant la seconde guerre mondiale, au cours de laquelle les « innocents » ont représenté 50% des victimes, part qui n’a cessé d’augmenter depuis.

La dissuasion comme arme ultime

L’idée qui a germé principalement en France consiste à penser que la technique qui avait augmenté le nombre de morts pourrait devenir une arme de dissuasion : la guerre devra être évitée puisqu’elle porte en elle la menace d’un suicide mutuel et du suicide de la planète. Ce système a tenu jusque là, et probablement évité une troisième guerre mondiale lors de la guerre froide, au moment de la crise de Cuba. Or, depuis, une discussion morale s’est engagée, surtout dans les pays anglo-saxons, remettant en cause la dissuasion. N’est-ce pas barbare d’éviter d’être attaqué en menaçant l’adversaire de destruction totale ? Et, surtout, la dissuasion ne risque-t-elle pas d’échouer au final ? Aux Etats-Unis, ces réserves ont conduit à l’adoption de la guerre préventive, en combinant les principes de discrimination et de proportionnalité. La mort de civils apparaissait alors comme secondaire, puisque l’intention première était de les épargner et de n’attaquer que les installations militaires ! Les pays de tradition protestante se sont montrés favorables à cette approche, considérant qu’une guerre limitée et ponctuelle est une meilleure garantie contre la guerre totale.

Les cas particuliers de la guerre

Le terrorisme

Les attentats suicide menés par les adeptes de sectes ou les terroristes ont apporté un élément nouveau dans le débat sur la guerre. Il n’y a dans ce cas aucune menace de représailles qui tienne, aucune dissuasion possible : « Celui qui ne tient pas à sa vie tient celle de l’autre en otage », dit Sénèque. Le danger le plus grand est le fanatisme allié à la technologie.

La guerre civile

En principe, on a, à l’intérieur des Etats, un ordre juridique civil, et, à l’extérieur, des Etats qui se font justice eux-mêmes, par la guerre. Mais ce principe est contredit par les guerres civiles, qui représentent une part de plus en plus importante des conflits (la quasi-totalité des guerres en 2006 étaient civiles)

Les guerres civiles sont-elles justes ? Comment en définir les règles alors qu’il s’agit de personnes d’un même Etat ? Quel degré d’écart avec les conflits interétatiques ?

La guerre d’indépendance, la guerre sainte

Cette forme de conflit est de plus en plus justifiée par la légitime défense, ce qui est réfuté par Hassner. De même, la guerre de libération ou guerre sainte (djihad). Pour Ben Laden, le djihad n’a jamais cessé, depuis le temps des croisades !

La guerre humanitaire

Là encore il est dur de justifier la guerre et de savoir surtout quand la déclencher. En Somalie, l’entrée en scène des Etats (notamment la France, les Etats-Unis) a provoqué autant de morts sinon plus qu’avant leur intervention. Combien sur les milliers de morts de ce conflit seraient effectivement morts de faim ? Echaudés par cette expérience, les Etats-Unis sous la présidence de Clinton, ont refusé d’intervenir au Rwanda, alors que le génocide qui y était perpétré est un crime contre l’humanité.

Comment intervenir dans un pays qui bafoue les droits de l’homme ? Kouchner appelle la « morale de l’extrême urgence » ce principe d’une Croix-Rouge qui soigne tout en respectant les règles en place, même injustes et inhumaines (ce qui pour Hassner revient à apporter des sandwiches à Auschwitz !)

La France place ses soldats du côté des victimes, poursuivant, comme l’ONU, l’utopie de sauver les victimes sans causer de dommage par ses interventions.

Où s’arrête l’intervention humanitaire ? Il ne suffit pas de faire cesser un massacre, il y a aussi une nation à reconstruire (« nation building »), mais cela est le travail du peuple et non de l’occupant – ce qui était valable après la seconde guerre mondiale pour l’Allemagne et le Japon ne l’est plus à présent.

Vers un ordre international

Après chaque guerre, on veut éviter la suivante en créant des structures internationales, rejoignant le principe de l’ordre juste esquissé par Kant : ainsi sont nées la Société des Nations après la guerre de 14-18, que Charles Péguy appelait la « der des der », et l’Organisation des Nations Unies après la guerre de 39-45.

Pour Jean Monet, un des pères fondateur de l’Union Européenne, il s’agit d’instituer des lois, des tribunaux, un parlement, qui garantissent un ordre juridique entre les pays et pas seulement dans les pays.

Le tournant du 11 septembre 2001

Depuis le 11 septembre 2001 et l’attaque des Twin towers , le monde est beaucoup plus dur. Georges Bush a kidnappé les principes humanitaires prônés à l’ONU au nom de la guerre globale contre la terreur, se plaçant du même coup au niveau d’Al-Qaida. Le conflit englobe tout le monde sans distinction, il s’agit de prendre les devants avant que l’ennemi ne frappe. Ce principe préventif a débouché sur la guerre désastreuse conduite en Iraq en 2003.

Aujourd’hui, les enjeux ne tournent plus autours d’une population ou d’un territoire, mais d’une guerre que mène un groupement d’Etats contre le terrorisme, et ce changement amène non plus la paix ou la guerre, mais un état de conflit perpétuel

Dis-moi quelle guerre mènes-tu, je te dirai qui tu es…

Quel rapport entretient-on alors entre la fin et les moyens ? Le refus de recourir à certaines extrémités est-il injuste s’il donne du même coup la victoire à l’ennemi ? Churchill pendant la seconde guerre mondiale déclarait n’avoir aucun scrupule face à Hitler.

Or, les adversaires ne cessent pas d’être humains. Pourtant, au nom de la guerre contre le terrorisme, on a justifié le non droit pour les prisonniers à cause de leur statut ambivalent, ni criminels civils, ni prisonniers de guerre. Se pose ici la question de réciprocité : avons-nous des devoirs envers ceux qui ne considèrent pas qu’ils ont des devoirs envers nous ? Parlant de la torture aux Etats-Unis, le sénateur Mc Cain disait que l’important n’est pas de voir qui ils sont – les terroristes – mais qui nous sommes – les américains, le président des Etats-Unis et l’image qui en est donnée au reste du monde.