La déroute de l’Etat nation ?

Publié le 13 mars 2007

Retrouvez le compte-rendu de la conférence du 12 mars 2007, avec Marcel Gauchet, philosophe et historien.

Jacques Attali a-t-il raison de dire comme il le fait dans son nouveau livre Une brève histoire de l’avenir,  que l’affaiblissement actuel du politique annonce sa disparition à l’horizon 2050  au profit d’une vision économique du monde ?  Dans la conférence sur la mondialisation qu’il a donnée lundi 12 mars à la Sorbonne , Marcel Gauchet s’est inscrit en faux contre cette idée : pour le philosophe, responsable de la revue « Le débat », les entreprises ne sont pas appelées à se substituer à l’Etat et l’homo economicus restera un homo politicus.

Si on se place dans une perspective historique longue, on constate que l’économie de marché a émergé grâce à l’aménagement de l’espace intérieur et extérieur des Etats-Nations en Europe, au moment où les pays « sortaient » de la religion. Avant cette rupture, le pouvoir venait d’en haut et ne faisait qu’un avec la société.

A présent, la société s’affranchit du pouvoir politique, et celui-ci ne devient légitime que s’il la représente. Le politique passe au statut d’infrastructure au service d’une société d’individus libres de nouer entre eux les liens qu’ils veulent. Le capitalisme de marché ne peut pas se concevoir sans le cadre politique, juridique et institutionnel fourni par l’Etat-Nation. Marcel Gauchet rappelle pourtant qu’il  faut se méfier des capacités autodestructrices de la libéralisation.
Gardons-nous trois fois …

Gardons-nous d’abord « de l’amnésie historique » : l’observation d’un affaiblissement des prérogatives de l’Etat est basée sur une période courte. Avant 1914, le marché était déjà une réalité, qui n’empêchait pas la souveraineté très affirmée des Etats.

Ensuite, « gardons-nous de l’européo-centrisme » : la configuration de l’Union européenne est une exception, et non la norme à l’échelle planétaire. Le nationalisme est au cœur de la mondialisation : réveillé aux Etats-Unis par les attentats du  11 septembre, évident dans l’affirmation de la Chine et de l’Inde, il permet à de nombreux pays de retrouver une influence politique sur la scène mondiale.

Enfin, « gardons-nous de l’illusion de linéarité » : ce monde apparut de nulle part vit dans l’illusion de vivre éternellement. 
La mondialisation est plus fragile qu’il n’y parait et va vers quatre murs que décrit Marcel Gauchet :

– un mur écologique, mais aussi politique, potentiellement explosif, dans la mesure où il est impossible d’assurer à la population mondiale – 9 milliards d’individus en 2030 – les conditions et le mode de vie des Américains ou des Européens. En d’autres termes, la mondialisation est portée par une promesse non tenue. De plus les pays occidentaux vivent dans l’illusion qu’ils vont garder leur avantage comparatif, refusant d’admettre que les autres pays ont bien l’intention de combler leur retard.

– La libre circulation et le libre établissement des hommes : Avec l’explosion de l’individualisme à l’échelle planétaire, chacun revendique le droit de s’installer où il veut, et surtout où les conditions de vie sont les meilleures. L’immigration va devenir un problème ingérable.

– L’illégalité : 30% de l’argent en circulation vient des mafias, qui sont des acteurs privilégiés de la mondialisation au même titre que les organisations internationales et les entreprises multinationales.

– La stabilisation démographique : La croissance économique est toujours allée de pair avec la croissance démographique, mais ce processus touche à sa fin. La seule manière de combler ce décalage qui nait en Europe est de faire appel à l’immigration. Cette solution ne peut être que provisoire et il faudra un jour se contenter d’une croissance ralentie.

Il est donc impossible que le fonctionnement actuel du monde se perpétue de manière stable. Ce sera au  politique de jouer son rôle dans les rééquilibrages qui s’imposeront.

Le cas singulier de l’Union Européenne :

Le rapprochement des nations dans l’Union Européenne a fait croire à la disparition des Etats, qui ont perdu des prérogatives clés comme l’autorité et la défense de la nation. On a l’impression que les sociétés fonctionnent par elles-mêmes, que « la gouvernance remplace les gouvernements ». En réalité, l’Etat-Nation s’efface car il a achevé sa métamorphose, passant d’une instance d’imposition à un rôle d’infrastructure et de relation. Or son rôle est plus important que jamais, car il fait fonctionner la société. Ceux qui jugent cette infrastructure trop chère ne voient pas les bases sur lesquelles reposent les sociétés.

L’originalité de l’Etat-Nation est qu’il concilie la multiplicité dans un espace homogène et commun. Les règles communes et le partage des règles fondamentales marchent tant que l’on admet les légitimes variations dans les manières de mettre ces règles en place. Vingt-sept membres dans l’Union fonctionnent forcément différemment, même s’ils suivent les mêmes principes : « Tout le monde fait la même chose, chacun à sa manière ». L’impasse actuelle de l’Union Européenne réside dans la définition de son identité : l’union de nations n’a pas vocation à devenir une ‘super nation’. Cette question  s’ouvre sur l’avenir et le rôle que l’Europe va jouer dans le monde.

La création d’un Etat mondial pour résoudre les problèmes globaux peut paraître séduisante, mais ce serait la pire des solutions car incapable de tenir  compte de la réalité  : les Etats-Nations sont seuls aptes à gérer les problèmes vitaux des sociétés En cela, l’Union Européenne est supérieure aux décevantes organisations internationales. 


Conclusion :

Nous sommes actuellement à la fin de la phase anarchique de la mondialisation. La phase actuelle de libéralisation économique et sociale appelera un effort considérable d’organisation politique, qui peut-être ouvrira la voie à un nouveau cycle de libéralisation. Mais on constate l’obsolescence des vieilles réponses  pour faciliter  cette transition.

Marcel Gauchet souligne qu’on ne reviendra pas sur la mondialisation actuelle, ni sur les libertés conquises par les individus et les sociétés, car toutes reposent sur l’essence même des institutions. Par ailleurs, l’Etat-Nation ne pourra pas commander à l’économie, sous peine de basculer dans le totalitarisme. En revanche, il faut  sérieusement s’atteler à préserver les conditions de fonctionnement de l’économie contre ses propres dérives destructrices.

Les défis qui nous attendent nécessitent du réalisme quant aux conditions économiques et politiques de la mondialisation. Dans le cas contraire, la naïveté risque de nous conduire à commettre les mêmes erreurs qu’en 1914.