John Locke : « Economie, morale et religion »

Publié le 18 mars 2010

Retrouvez le compte-rendu de la conférence du 17 mars 2010, avec Christian Lazzeri (Professeur à Paris X Nanterre).

On m’a demandé, en guise d’introduction rapide de faire le lien entre le thème que je dois aborder ce soir et les auteurs et les thèmes qui ont été antérieurement abordés dans le cadre de ces conférences. On pourrait évidemment consacrer toute une conférence à se demander quels sont les rapports entre Locke et les penseurs politiques des XVIe et XVIIe siècles. Faute du temps nécessaire pour mener à bien cette comparaison, on peut dire que si on a pris contact avec des penseurs comme Machiavel, Bodin Hobbes, on entre, avec Locke, dans un contexte théorique nouveau au regard de ces penseurs car il s’en distingue fortement à des titres différents.

Il est certain que la pensée politique de Locke se situe aux antipodes de la pensée de Machiavel pour au moins une raison évidente : c’est que comme Hobbes, Locke est un philosophe du droit naturel et de la loi naturelle (je reviendrai sous peu sur cette expression) et un tel univers intellectuel est totalement étranger à la pensée de Machiavel qui, on le sait, ne pense le politique qu’en termes de rapports de force, de conflits et d’institutions.

Or, pour Locke, la politique trouve son fondement dans la morale et il ne peut donc se satisfaire en aucun cas de l’approche de Machiavel. D’autre part, la pensée de Locke se distingue clairement de la pensée de Bodin et de Hobbes, car, à l’inverse de ces deux penseurs, sa théorie politique n’est pas une théorie de la souveraineté de l’État, et encore moins une théorie de la souveraineté absolue de l’État à la manière de Hobbes. Locke est un penseur du gouvernement limité et sa préoccupation fondamentale vise moins tant à fonder le pouvoir et l’autorité de l’État qu’à garantir des droits individuels dont l’extension est beaucoup plus grande que ce qu’elle était chez Bodin ou chez Hobbes.

Venons-en maintenant la question qui nous occupe, à savoir la question du fondement de la propriété. Il faut tout de suite commencer par dire qu’il ne s’agit pas là pour Locke d’un problème qui devrait être traité pour lui-même comme une sorte de chapitre indépendant de sa philosophie. Il s’agit pour lui d’une question qui s’insère dans une réflexion sur le droit individuel et qui est solidaire de tout un ensemble de droits individuels : droit à la vie, droit à la liberté, droit à la sécurité, droit à la liberté de conscience et même droit de résistance lorsqu’on en vient à violer l’ensemble de ces droits. Il faut donc étudier cette question de la propriété en la replaçant dans le cadre de la doctrine lockienne du droit.

D’autre part, la question de la propriété et du droit de propriété est une question largement abordée par toute la tradition philosophique depuis l’Antiquité, en passant par les Pères de l’église et les philosophes du Moyen Âge comme Guillaume d’Occam ou saint Thomas d’Aquin qui ont construit une véritable doctrine de la propriété, jusqu’aux philosophes modernes comme Grotius, Hobbes ou Spinoza qui ont élaboré eux aussi une théorie de la propriété qu’il sera malheureusement impossible d’examiner ce soir, tout comme il sera impossible d’aborder les discussions sur la question du droit de propriété dans le contexte des Révolutions anglaises du XVIIe siècle.

Pour être pleinement comprises, les thèses de Locke devraient être replacées dans tous ces débats philosophiques et politiques afin de mesurer la nouveauté et l’originalité de ses prises de position. Cependant, faute de temps, il sera impossible de procéder à cet exercice. Dernière remarque introductive :il ne suffit pas de s’intéresser à la place du droit de propriété dans la philosophie de Locke, il faut aussi réfléchir sur ses conséquences sociales et politiques en se demandant, dans le cadre d’une discussion que j’aborderai en conclusion de la conférence, si la doctrine qu’il défend est cohérente et quels problèmes elle soulève.

Le plan que je suivrai dans mon propos comportera quatre parties.
I. La théorie Lockienne du droit naturel
II. Le passage à la propriété privée
III. Droit naturel et société commerciale
IV Le problème de la compatibilité de la richesse et du droit naturel.

A la question Qu’est-ce que la propriété ? On sait que Proudhon avait répondu dans son opuscule du même nom en 1840 que «la propriété c’est le vol», entendant par là qu’il n’existe pas de justification philosophique possible à l’appropriation privée des ressources communes. Si Proudhon avait été un contemporain de Locke, c’est-à-dire si Locke avait connu la réponse de Proudhon, on peut être sûr qu’il s’y serait clairement opposé car, pour lui, la propriété possède en réalité un fondement légitime : elle n’est pas une simple possession fondée sur la force ; elle ne se réduit pas un simple droit coutumier que le pouvoir politique protège comme c’est le cas pour des penseurs comme Montaigne ou Pascal.

Pour Locke, la propriété est un droit légitime qui tient sa légitimité de son fondement moral et plus précisément encore de son fondement religieux. Il ne faudrait pas oublier que Locke est un philosophe protestant profondément convaincu, à l’inverse de Hobbes ou de Spinoza, qu’il n’existe pas de morale naturelle que la raison pourrait découvrir.

Et si la raison a pour lui une importance en matière morale, c’est parce qu’elle permet de démontrer, indépendamment du recours aux Ecritures, l’existence d’un Créateur dont la volonté doit servir de commandement à toutes les créatures rationnelles qui la considèrent comme une loi morale envers laquelle elles doivent se sentir obligées. Le grand traité philosophique de Locke, L’Essai philosophique concernant l’entendement humain (1690) et son grand traité politique, le Second traité du gouvernement civil (1690) mentionnent tous deux ce principe théologique : si on en faisait abstraction, toute la doctrine de Locke s’écroulerait irrémédiablement. Si donc nous voulons comprendre le fondement moral de la propriété, c’est de ce principe théologique qu’il faut partir, en laissant évidemment de côté, faute de temps, les preuves philosophiques fournies par Locke en faveur de l’existence de ce Créateur.

Quoi qu’il en soit, cette volonté du Créateur que chaque créature rationnelle peut comprendre et dont elle peut faire un commandement pour sa propre conduite, est-ce que Locke appelle, conformément à toute une tradition philosophique largement établie, une loi naturelle parce que cette loi est valable pour tous les hommes capables de la comprendre et qu’elle est valable indépendamment de toute société, c’est-à-dire qu’elle vaut même pour les hommes qui se trouvent dans la situation de l’état de nature.

Cette loi de nature, Locke en a d’abord décrit le contenu dans un texte de jeunesse rédigée en 1656 et intitulé Essais sur la loi naturelle, puis dans le Second traité du gouvernement civil. Au risque d’être extrêmement schématique, mais faute de temps, j’irai directement l’essentiel en ce qui concerne le contenu de cette loi. Son contenu peut être déployé en cinq moments qui ne sont que les conséquences de ce qu’on peut appeler le «principe fondamental » de la loi naturelle. J’en viens par là-même directement à ma première partie.

I. La théorie Lockienne du droit naturel

1°) Le principe fondamental de la loi naturelle est formulé au début du second traité du gouvernement civil. Et il tient en peu de mots : « Tous les hommes sont l’œuvre d’un seul Créateur tout-puissant et infiniment sage, tous les serviteurs d’un seul Souverain Maître envoyés dans le monde par Son propre ordre et pour Ses affaires ; ils sont Sa propriété à Lui qui les a faits, et qui les a destinés à durer selon Son bon plaisir et celui de nul autre » (Second Traité §6). De fait, si le créateur a destiné les hommes à durer selon son bon plaisir, il les a surtout destinés à lui rendre hommage, ce qu’ils doivent faire en commençant d’abord par lui obéir.

2°) Pour que les hommes «durent» afin de remplir les fins que le Créateur leur assigne, il faut qu’ils se conservent selon les moyens qui sont à leur disposition. Ils doivent donc recevoir le principe fondamental de la loi naturelle comme un commandement, ou plus exactement comme un devoir fondamental d’autoconservation qui concerne l’espèce humaine. Comme le note le §135 du Second Traité : «la loi fondamentale de la nature s’identifie à la conservation de l’humanité». Il découle de ce devoir que quiconque est membre de cette espèce, est capable de connaître la loi naturelle et de recevoir ce devoir comme devoir de se conserver soi-même. Il résulte de ce principe, d’une part, que nul n’est propriétaire de sa vie et qu’il est impossible de l’aliéner à quiconque ni de la détruire.

D’autre part, puisque la vie terrestre n’est pas distincte de la personne physique, il n’est pas possible d’aliéner cette personne en totalité sans risquer la destruction de sa propre vie. En conséquence, il est interdit par ce premier principe de devenir esclave de quiconque, car, devenir esclave, c’est risquer de remettre sa propre vie entre les mains de quelqu’un d’autre et comme nul n’est propriétaire de sa propre vie, nul ne peut aliéner à l’égard d’autrui un droit qu’il ne possède pas. Il est parfaitement possible de pouvoir vendre la force de son corps à autrui dans le cadre d’un travail, mais il existe une limite stricte à cette aliénation de la liberté individuelle et collective. En ce sens, il est tout à fait fondé de parler d’un devoir de garantir sa propre liberté. Il en découle, bien évidemment, que s’il m’est interdit à moi-même de me faire l’esclave d’autrui, il est interdit à autrui de me réduire en esclavage et, si je le laissais faire, je violerais le principe fondamental de la loi naturelle. Il faut donc en conclure qu’un tel principe m’autorise à utiliser tous les moyens en ma possession pour garantir mon devoir fondamental d’auto-conservation, ce qui suppose que je sois habilité à résister par la force à toute tentative de me réduire à l’esclavage, tentative qui ne peut jamais être licite.

3°) Cependant, pour que l’humanité se conserve, chacun doit interpréter ce commandement non seulement comme le devoir de se conserver soi-même, mais aussi comme le devoir de conserver la totalité de l’espèce, à condition que cela ne fasse pas obstacle à sa propre conservation. En conséquence, on peut dire que ce devoir de conservation n’est pas seulement un devoir de conservation de soi-même, mais aussi de conservation d’autrui et donc, de garantie de sa liberté au sens où nous devrons nécessairement le protéger contre toute réduction en esclavage. C’est un devoir de conservation d’autrui et de garantie de sa liberté.

De là se déduisent trois conséquences qui définissent le moyen d’assurer la conservation d’autrui et de garantir sa liberté.

a) si autrui dispose des moyens pour assurer sa propre conservation et qu’il peut agir librement, l’obligation que j’ai à l’égard d’autrui est toute négative ; c’est une obligation d’abstention qui consiste simplement à ne pas porter atteinte à sa vie et à sa liberté et de manière générale de ne pas entraver le devoir qu’à chacun de se conserver et d’agir librement, sous peine de m’opposer au principe fondamental de la loi naturelle.

b) Si autrui ne dispose pas des moyens d’assurer sa propre conservation, en vertu du principe fondamental de conservation de l’humanité, je dois lui venir en aide directement jusqu’à ce qu’il soit en état d’assurer lui-même à nouveau sa propre conservation. A condition, bien entendu, que cela ne menace pas ma propre conservation personnelle. Il s’agit ici d’une obligation d’action à l’égard d’autrui. Cette obligation se comprend immédiatement ce qui concerne les membres d’une famille qui ne sont pas en état de subvenir eux-mêmes leurs propres besoins, mais un tel devoir va bien au-delà et s’applique en réalité à tout ceux qui se trouvent dans une telle incapacité.

c) Dans le devoir d’assurer la conservation d’autrui est nécessairement incluse l’obligation de le préserver de toute entreprise de destruction et de domination de la part de quiconque s’il a lui-même respecté le principe fondamental de conservation de l’humanité. Au besoin, je peux recourir à la violence pour garantir son droit, comme je pouvais recourir à la violence pour protéger le mien. A l’égard du coupable, il est clair qu’on ne s’oppose pas à l’obligation d’abstention car quiconque transgresse la loi de nature connue par la raison montre qu’il ne fait plus partie d’une espèce justement définie par sa capacité à connaître une telle loi et à l’appliquer ( §§ 8, 10, 11,16, 19).

On peut donc conclure du principe fondamental de la loi naturelle qu’elle n’autorise aucune domination ni de fait ni de droit des hommes les uns sur les autres dans leurs condition naturelle sans leur consentement car il s’agirait là d’un pur et simple rapport d’esclavage. Inversement, tout rapport de pouvoir qui ne reposerait pas sur l’appel à mon propre consentement serait équivalent à un rapport d’esclavage et devrait être rejeté de la même manière

4°) Si j’ai le devoir fondamental de ne pas exercer de domination sur autrui, il en découle que celui-ci possède un droit fondamental à la conservation et la liberté individuelle, de la même manière que le devoir fondamental qu’il a de ne pas exercer de domination sur moi me confère un droit fondamental à la conservation et à la liberté. En conséquence, on peut dire que chacun, sous condition de respecter le principe de la loi naturelle, dispose du droit à la sécurité et à la liberté par rapport à autrui comme stricte contrepartie du devoir de celui-ci de ne pas y porter atteinte. On peut donc conclure avec Locke que les hommes disposent en principe d’une stricte réciprocité de droits et de devoir qui définit leur égalité juridique de condition naturelle (§§ 4, 6, 7, 54, 95).

5°) A partir de là se déduit un ensemble de droits individuels qui constituent aussi la contrepartie des devoirs que les hommes possèdent les uns à l’égard des autres.

a) Chacun possède évidemment le droit d’exiger que chacun s’abstienne de porter atteinte à son intégrité physique et à ses actions s’il fait de même. Chacun a donc le droit d’utiliser tous les moyens compatibles avec ses devoirs pour assurer sa propre conservation et promouvoir sa liberté. Or, parmi ces moyens il y a ma personne physique et les actions qui découlent de ma personne. On peut donc conclure que chacun est donc propriétaire non pas de sa vie mais seulement de sa personne et des actions de celle-ci. Autrement dit, le premier acte du droit individuel de propriété commence avec la propriété de sa propre personne et il apparaît clairement que ce droit ne découle pas d’un contrat, c’est un droit purement naturel. Ainsi, contrairement à ce qu’avait soutenu Hobbes qui niait l’existence d’un droit de propriété par nature, Locke soutient que, même dans l’état de nature, les individus sont propriétaires d’eux-mêmes et de leurs actions tant qu’ils ne violent pas le principe fondamental de la loi naturelle.

b) En second lieu puisqu’autrui a un devoir d’assistance à mon égard lorsque je ne peux pas assurer moi-même ma propre conservation, il est évident que je possède le droit d’exiger qu’il me vienne en aide si cela ne menace pas sa propre conservation. Cela signifie entre autres que j’ai le droit de lui soustraire un surplus de propriété qui m’est nécessaire dans une situation où je n’ai pas d’autre possibilité pour assurer ma conservation et cela, sans solliciter son accord. S’il s’opposait à ce droit, il violerait le principe de conservation de l’humanité. Dans ce cadre, Locke retrouve, en particulier, les thèses défendues au Moyen Âge par saint-Thomas d’Aquin dans la Somme théologique lorsque celui-ci défend le principe de redistribution des surplus de propriété à l’égard de ceux se trouvent en situation de nécessité (c’est d’ailleurs une partie du droit médiéval qui s’est conservée dans le droit contemporain).

c) Cela posé, pour que l’espèce humaine assure sa propre conservation, il faut qu’elle applique son travail à quelque chose. Or, par définition, Dieu est propriétaire de toutes choses donc, il peut donner la terre aux hommes pour qu’ils en tirent de quoi subsister et c’est d’ailleurs exactement ce qu’il fait. Il n’y a même pas besoin de se référer à la Bible pour comprendre la nature de ce don : puisque Dieu veut nécessairement que les hommes se conservent, il doit nécessairement vouloir qu’ils utilisent ce dont ils ont besoin pour assurer cette conservation à savoir, la terre et l’ensemble de ressources qu’elle porte, sans quoi, le principe fondamental de la loi naturelle serait en contradiction avec ses conséquences. Par là nous entrons directement dans la question du droit de propriété.

II. Le passage à la propriété privée

Le problème, en substance, est que Dieu a simplement donné la terre à l’espèce humaine mais ce don lui donne le droit d’utiliser la terre en tant que propriété indivise, c’est-à-dire que le genre humain est collectivement propriétaire de la terre comme si elle était une seule parcelle de propriété. Autant dire qu’elle n’appartient à personne en particulier et que personne ne possède le moindre droit de revendiquer en particulier telle ou telle portion de terre pour son usage exclusif.

Il n’en reste pas moins qu’il s’agit là, pour Locke, d’une contradiction dangereuse concernant la conservation de genre humain: si autrui possède autant de droit que moi sur le fruit que je suis en train de ramasser ou de manger, il est évident que je ne pourrai rien consommer sans contestation et que cette contestation ne pourra satisfaire ni autrui ni moi-même. Ainsi, d’une manière ou d’une autre, il faut que personne ne puisse revendiquer en même temps que moi ce que j’utilise et il faudra donc que je devienne propriétaire exclusif de ce que j’utilise. Selon Locke, à partir de cette propriété initiale indivise, chacun a le droit d’exiger de s’approprier une partie de cette propriété qui sera défini comme purement exclusive.

Tout le problème, évidemment, consiste à savoir comment peut passer de la propriété indivise à la propriété exclusive, c’est-à-dire, comment justifier le principe même de la propriété privée ? A partir d’un exemple que Locke analyse au chapitre V du Second traité qui est celui de l’Indien sauvage de l’état de nature, il se demande à partir de quand celui-ci devient-il propriétaire des fruits qu’il a ramassés. En est-il propriétaire simplement pour les avoir amassé ? Devient-il propriétaire de ces fruits dans ce qui les a transportés ? Son droit de propriété sur cette nourriture commence-t-elle lorsqu’il prépare pour les manger ? Ou faut-il soutenir qu’il en devient propriétaire lorsqu’il les a consommés ? La réponse de Locke la question est tout à la fois simple et claire et elle se fonde, comment doit s’y attendre, sur sa théorie du droit de propriété de mon propre corps et des actions qui en découlent.

Si en effet je suis propriétaire de mon corps et de ses actions, lorsque j’applique les actions de mon corps à un objet naturel, celui-ci subit une transformation et la résultante de cette transformation est un mélange entre ce qui relève de la matière de l’objet et ce qui relève de la modification que je lui apporte. Or, comme cette modification est intimement mélangée à la matière de l’objet et que cette même modification découle des opérations de mon propre corps qui m’appartiennent, il en résulte que l’objet que j’ai modifié m’appartient et qu’il a été soustrait, par là-même, à l’état de propriété indivise. En ce sens, la plus petite modification possible que je puisse apporter à un objet, fait nécessairement de moi son propriétaire et, la plus petite modification possible consiste déjà simplement le ramasser, ce qui équivaut à une modification de l’ordre naturel.

On peut donc soutenir, selon Locke, que chacun devient propriétaire de ce à quoi il a appliqué son travail et qui est ainsi soustrait de l’ordre naturel initial. La propriété individuelle n’est donc pas le produit d’une convention entre les hommes (comme chez Grotius par exemple), mais trouve sa source dans une opération individuelle qui étend aux objets un droit de propriété préexistant (celui de la personne) par un effet de transformation qui équivaut à placer une « signature » ou une marque individuelle sur l’objet comme signe et marque de son appartenance à son propriétaire.

En conséquence, il devient illégitime de vouloir soustraire à autrui une part quelconque de sa propriété sans son consentement, tout comme il est illégitime de vouloir restreindre sa sphère de liberté s’il a respecté les commandements de la loi naturelle. Je suis donc fondé, comme précédemment, à vouloir défendre, par tous les moyens dont je peux disposer, toute atteinte à l’égard de la propriété comme toute atteinte à l’égard de ma sécurité et de ma liberté. En ce sens, comme je le disais au début, le droit de propriété que Locke cherche à légitimer, n’est pas un droit isolé, mais s’insère dans un ensemble cohérent de droits individuels naturels qui sont le droit la conservation, le droit à la sûreté, et le droit la liberté dont le droit de propriété constitue une illustration particulière.

Plus encore, on peut considérer que tous ses droits naturels individuels sont en quelque sorte protégée par un droit spécifique qui est le droit de résister à tous les actes qui menacent ces droits en violation de la loi naturelle qui les fonde. Locke n’est pas seulement un théoricien du droit de propriété, il est aussi un théoricien du droit de résistance qui connaîtra une postérité tout aussi importante que sa thèse sur le droit de propriété.

Avant d’aller plus loin, on peut formuler une remarque sur le fondement de ce droit à la propriété. On a soutenu, en particulier des interprètes marxistes de Locke comme Crawford McPherson (dans son livre Les théories politiques de l’individualisme possessif), que les thèses de Locke constituaient une première formulation philosophique du droit de propriété individuel sur lequel le libéralisme politique et économique allait prendre appui dans le cadre de sa stratégie de défense de l’individualisme possessif. On peut d’ailleurs rappeler que Marx et Engel soutenaient dans L’idéologie Allemande la thèse selon laquelle le projet de Locke constitue «l’expression classique des idées de la société bourgeoise».

Cependant, comme toujours, les thèses d’un auteur peuvent être lues de plusieurs manières et il n’a pas manqué, au sein même du courant socialiste (surtout italien), d’interprètes qui ont tenté de faire de Locke un défenseur du droit du travail en raison du rapport organique qu’il instaure entre le travail et le droit d’appropriation. Si le critère de la propriété est constitué par le travail, on peut alors justifier l’idée que le travailleur s’approprie précisément du fruit de son travail et qu’il ne puisse donc en être dépossédé de quelque manière que ce soit. Je laisse cependant cette question ouverte dans la mesure où elle relève d’un débat sur la signification théorique et historique de la pensée politique de Locke.

Après avoir légitimé le droit de propriété individuelle et donc après avoir mis fin à l’idée de la terre comme propriété indivise du genre humain, Locke devait nécessairement se confronter à la possibilité que les différents propriétaires individuels se comportent de manière inégale dans le cadre de leur travail et qu’ils se trouvent dans des situations inégales en termes de quantité de propriété. Si les hommes sont égaux en termes de droit, soutient Locke au §54 du Second Traité, cela ne signifie pas qu’ils sont égaux du point de vue de leurs aptitudes, ce qui signifie que certains sont capables par leur travail, d’accaparer plus de ressources que les autres, créant ainsi une inégalité dans la répartition de la propriété.

III. Droit naturel et société commerciale

Or cela ne peut manquer de soulever un problème dans le cadre de la théorie lockienne supposons en effet qu’un individu parvienne, par son travail, à accaparer de la terre et à étendre la propriété individuelle au-delà de ses besoins. Cette possibilité risque de diminuer du même coup la possibilité pour les autres d’accéder à la propriété (ce que j’accapare, je le soustrais aux autres), c’est-à-dire qu’elle risque de les exclure de l’accès à la propriété individuelle qu’ils ont pourtant le droit de revendiquer en vertu de leur exigence légitime de devenir propriétaires. On peut donc dire que le devoir fondamental de se conserver et le droit de le faire au moyen de l’accès à la propriété limitent l’extension du droit de propriété de tout homme. Comme le déclare Locke au §31 du Second traité : «Tout ce qu’un homme peut utiliser de manière à en retirer un avantage quelconque pour son existence sans gaspiller, voilà ce que son travail peut marquer du sceau de la propriété.

Tout ce qui va au-delà excède sa part et appartient à d’autres ». On devrait donc en conclure qu’en principe, dans l’état de nature, tous les hommes devraient disposer à peu près du même type de propriété. On devrait en conclure du même coup que l’égalité sociale des propriétés devrait se superposer à l’égalité formelle des droits individuels. Locke admet volontiers que cela a pu être le cas dans ce qu’il appelle le premier état de nature, c’est-à-dire lorsque les hommes ne pratiquaient que les activités relativement simples de la chasse et de la cueillette.

Il n’en reste pas moins que lorsque le travail a investi massivement la terre elle-même, lorsque la terre se trouve divisée en parcelles fermées, lorsqu’il devient possible d’enclore plus de terres qu’on en a réellement besoin alors surgit le problème de savoir s’il est possible de justifier l’inégalité de propriétés ou s’il faut au contraire réduire à l’égalité. Or, Locke va choisir la seconde option et il va montrer qu’il est parfaitement possible de justifier l’inégalité des propriétés. Cependant, comme il n’est pas possible de la justifier à partir de l’ensemble des principes qu’il a énoncés et de la situation dans laquelle les hommes se trouvent, il lui faut quelque chose de plus, il lui faut l’intervention d’un événement particulier qui puisse lui permettre de justifier une telle inégalité. Or, l’événement majeur qu’il va faire intervenir, c’est l’invention de la monnaie.

Revenons à notre situation de départ pour comprendre exactement ce que l’intervention de la monnaie va produire en termes de légitimation de l’inégalité de propriété. Quiconque enclot des terres qu’il cultive et dont le produit est supérieur à ses besoins ne viole pas la loi naturelle s’il redistribue le surplus qu’il a accumulé à ceux qui en ont besoin car, au lieu de priver autrui de quoi que ce soit, il contribue ainsi à satisfaire ses besoins conformément à son devoir d’assistance. Il en va de même lorsque les individus procèdent à l’échange des surplus de denrées périssables qu’ils ont accumulées.

S’ils échangent ces surplus et s’ils les consomment sans les gaspiller, ils n’ont pas violé la loi naturelle. En revanche, la possession de ces surplus serait illégitime si les individus les conservaient et si ces surplus se gaspillaient, privant ainsi autrui d’une ressource précieuse pour assurer sa conservation. C’est précisément ici qu’intervient l’invention de la monnaie qui se manifeste d’abord dans le fait de conserver des coquillages ou bien des métaux précieux (or ou argent) à des fins purement esthétiques.

Or il se trouve que ces coquillages ou ces métaux peuvent être choisis comme une sorte d’équivalent de l’échange entre des biens périssables, c’est-à-dire qu’ils font office de monnaie pour pratiquer toutes sortes d’échanges. Supposons alors que les individus échangent en effet des denrées périssables contre ces équivalents de l’échange que sont les coquillages ou les métaux précieux. L’argument de Locke est alors le suivant : si on échange en effet des denrées à consommation immédiate contre des objets qui se conservent, on peut alors légitimement posséder ces derniers pendant tout le temps de leur conservation. Or ces objets présentent la particularité de se conserver toujours.

Dans ce cas, il n’y a aucun gaspillage puisqu’ils ne se corrompent pas, donc, le titre de propriété qu’on possède sur ces objets est toujours valide car leur possession ne constitue pas une atteinte à la satisfaction des besoins de quiconque. Pour le dire autrement, on a parfaitement le droit de conserver son surplus de travail sous une forme monétaire puisque, dans ces conditions, il n’existe pas de gaspillage de denrées.

Cependant, lorsque la propriété revêt une forme monétaire, l’accumulation de surplus de propriété n’a en droit plus de fin. Chaque homme, dit Locke, au §46 du Second traité «pouvait amasser autant qu’il voulait de ces biens durables, il ne pouvait sortir des bornes de sa propriété légitime par l’étendue de ses possessions, mais seulement par le gaspillage de l’une d’entre elles». La monnaie constitue donc la condition de l’accroissement de propriété cristallisée dans l’accumulation monétaire. Mais à partir de là, il est clair que le type de lien social dans lequel nous nous trouvons commence à changer : il ne s’agit plus de la première forme de coopération entre les hommes fondée sur la chasse et la cueillette, mais on entre véritablement dans la société commerciale qui représente, comme chez Rousseau, le second moment de développement de l’état de nature.

Dans ces conditions, que faut-il faire exactement pour accumuler la masse monétaire sans aucun rapport avec ses propres besoins ? Il faut purement et simplement produire des marchandises pour le commerce désormais distinct de l’échange finalisé uniquement par la conservation. En conséquence, plus on désirera accroître son capital, plus il faudra vendre de marchandises, plus il faudra produire, plus il faudra d’une part, intensifier la production et d’autre part accroître la quantité de terre qu’on possède.

On convertira les produits de la terre en monnaie et on pourra accumuler autant de ressources monétaires que l’on voudra. Évidemment, il résulte de ce mouvement une privatisation intensive de la terre ce qui a pour effet de rendre les terres inoccupées de plus en plus rares. Mais, dans ce cas, la question qui ne peut manquer de se poser à nouveau est alors la suivante: si l’accaparement privé de la terre s’intensifie, de quelle manières assureront leur conservation ceux qui n’ont précisément pas accès à la terre, ou ceux à qui ne reste que les terres stériles que l’on peut cultiver ?

La réponse de Locke est très claire et elle se veut cohérente avec ses propres principes : les propriétaires terriens qui produisent pour l’échange, s’ils veulent accumuler plus d’argent doivent accroître leur production ou étendre leurs propriétés. Mais il est certain qu’ils ne pourront pas travailler par eux-mêmes et qu’ils auront besoin d’une main-d’œuvre qui travaille pour eux. Or, ceux qui ne possèdent pas de terre ou dont les terres sont de trop mauvaises qualité, sont néanmoins propriétaires de leur corps et propriétaires des opérations de leur corps. Ils vendront donc purement et simplement leur travail aux propriétaires terriens. Le salaire qu’ils recevront leur permettra de satisfaire leurs besoins et, faute d’avoir accès à la propriété de la terre, ils seront néanmoins propriétaires des ressources salariales qu’ils ont reçues.

Locke peut ainsi en conclure que l’inégalité de la propriété et la possession illimitée de ressources monétaires ne transgressent pas les conséquences du principe de propriété : dans la mesure où les non propriétaires terriens peuvent malgré tout subvenir à leurs besoins, le principe fondamental de conservation de l’humanité se trouve respecté. Plus encore, souligne Locke toujours dans le Second traité, l’augmentation du volume du commerce, l’accroissement de la valeur d’usage des produits agricoles échangés, par rapport à ceux issus de l’activité de la chasse et de la cueillette, sera plus utile à tous.

Il faut donc en conclure, selon Locke que plus la richesse et l’inégalité de propriété s’accroissent, mieux l’utilité et la conservation commune seront assurées. Mais la seconde conclusion que l’on peut tirer de cette analyse est que, sans doute pour la première fois, on a affaire à une synthèse philosophique entre deux ensemble d’éléments qui ne tarderont pas à se séparer au XVIIIe siècle, à savoir, une synthèse entre la théorie du droit naturel et l’harmonie des intérêts économiques, chacun des éléments ayant pour fonction de renforcer l’autre.

La seule chose qui peut cependant perturber une telle harmonie, c’est que, dans la mesure où l’accumulation monétaire et l’extension de la propriété se produisent, certains individus peuvent être tentés d’accumuler des ressources, non pas par leur travail ou le travail des autres, mais directement par des activités de prédation. Or, tant que nous sommes dans l’état de nature, il n’existe pas d’institutions capables de régler les différents entre individus, et comme chacun est à la fois juge et partie, il en résulte un ensemble de conflits qui risquent de s’avérer interminables. Il ne s’agit certes pas là d’un équivalent de l’état de guerre généralisé tel que le pensait Hobbes dans l’état de nature, mais ce danger a été considéré comme suffisant pour que les hommes abandonnent l’état de nature pour entrer dans la société politique au moyen d’un pacte social.

Il n’en reste pas moins que la société politique ne peut avoir pour objectif fondamental que de rendre la loi naturelle effective, c’est-à-dire de rendre effectif les droits et devoirs individuels qui découlent d’une telle loi. Pour le dire autrement, la société politique ne peut constituer que l’instrument nécessaire à la mise en œuvre de la loi naturelle. De ce fait, avant même que le pacte social soit conclu, il apparaît d’ores et déjà que le gouvernement civil ne pourra faire autrement que de garantir et de protéger la loi naturelle et que, dans la mesure où il tenterait de la violer, le droit de résistance que possédait chaque individu dans l’état de nature pour défendre l’ensemble de ses droits individuels serait réactualisé dans le cadre de la société politique et se retournerait contre le pouvoir politique.

Pour ne prendre qu’un exemple qui concerne précisément le droit de propriété, Locke soutient clairement que dans la mesure où ce droit est fondé dans la nature chacun de ceux qui entrent en société pourvus de leurs propriétés doivent voir celle-ci protégée par le pouvoir politique donc, garantie par la loi civile. Mais une telle protection signifie aussi que puisque la propriété est un droit naturel, aucun gouvernement et aucune majorité législative ne pourront jamais décider de prélever des ressources sur la propriété individuelle sans le consentement exprès du propriétaire lui-même: autrement dit, une décision politique ou un vote majoritaire ne pourront jamais être plus forts que le droit naturel. Il est sans probable que l’ensemble des propriétaires consentira à ce qu’on prélève une fraction de leurs revenus pour assurer leur propre sécurité et défendre leur propriété, mais cela ne peut dépendre que de leur propre consentement et ne peut en aucun cas leur être politiquement imposé.

IV – Le problème de la compatibilité de la richesse et du droit naturel

Si l’on veut maintenant proposer une discussion des thèses de Locke, en particulier sur la question du fondement de la propriété et de ses conséquences, on pourrait se demander si la synthèse philosophique que réalise Locke entre sa théorie du droit naturel et sa théorie de l’harmonie des intérêts économiques est aussi cohérente qu’elle semble en avoir l’air au premier abord. Pour conduire cette discussion, ce n’est pas tellement au Second traité du gouvernement civil qu’il faut se référer, mais à quelques opuscules de Locke relatifs à des questions monétaires qui agitaient la politique parlementaire anglaise au cours des années 1690, notamment les questions qui tournaient autour de la réglementation gouvernementale du taux d’intérêt de la monnaie.

En réalité, ce ne sont pas ces questions monétaires qui nous intéressent directement, mais le comportement des agents économiques que décrit Locke dans ces textes, comportement qui nous intéresse de très près quant aux conséquences du droit de propriété au regard de la doctrine lockienne de la loi naturelle. En principe, on l’a vu, dans le cadre du Second traité, le propriétaire terrien qui accroît considérablement la surface de sa propriété oriente sa production vers le marché et il fait travailler à son service les non propriétaires. Tout le problème, est que dans ces opuscules, et particulièrement dans les Considérations sur la baisse du taux d’intérêt de la monnaie de 1691, Locke montre qu’il existe deux types de détenteurs de capitaux :

1°) Le premier pourrait être conçu comme une sorte de capitaliste rationnel et «frugal». C’est un type de capitaliste puritain donc Max Weber a tracé le portrait dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme : il augmente la productivité du travail et étend ses possessions pour s’enrichir constamment, économise pour étendre ses possessions, choisit judicieusement ses dépenses et pratique le commerce avec habileté et industrie. Ce type de propriétaire conserve, aux yeux de Locke, le rapport entre enrichissement individuel et conservation collective.

2°) Mais à côté de ce capitaliste rationnel, il existe des propriétaires terriens qui adoptent une toute autre stratégie : ils accumulent la richesse mais finissent par la dissiper dans le cadre d’une sorte de consommation ostentatoire orientée vers la possession des objets de luxe ; ils ne pratiquent aucune économie, aucun investissement, n’étendent pas leurs propriétés. Leur fortune a alors tendance à décliner. Cependant, au-delà de leur situation individuelle, cela soulève pour Locke un véritable problème collectif. Dans le discours économique de l’époque consommer des denrées de luxe équivaut souvent à les importer de l’étranger, ce qui entraîne un déficit commercial. Cela signifie alors que l’économie nationale perd des devises au profit de l’extérieur, ce qui contribue à diminuer la masse monétaire nationale en circulation. La consommation ralentit, d’où une offre de produits supérieure à la demande. Le propriétaire terrien perd alors sur la vente de ses marchandises et il ne peut plus payer les salaires de ceux qu’il emploie ou doit alors les réduire. Or, les travailleurs qui vivent à peine à la journée, risquent de se retrouver sans subsistance et dans ce cas, dit Locke, ils auront tendance «à se tailler la quote-part nécessaire à leurs besoins par la force des armes ; c’est ainsi qu’ils se précipitent parfois sur les riches et balaient tout comme un déluge». Locke décrit ici, avec une grande franchise, les conséquences d’une crise économique découlant du comportement de certains agents économiques, comportement dont la conséquence réside dans le fait que l’harmonie des intérêts qu’il vantait dans le Second traité a tendance à se transformer en un brutal conflit d’intérêt.

Il va de soi que Locke préfère la figure du capitaliste frugal capable de contribuer à l’enrichissement collectif, à la figure du propriétaire terrien qui pratique une politique de consommation ostentatoire susceptible d’entraîner une telle crise. Simplement, dans ses opuscules sur la monnaie, il n’ira pas plus loin.

Cependant, il apparaît tout de même assez clairement qu’il s’est posé, peut-être involontairement, un problème à lui-même et ce problème est le suivant : dans de telles circonstances où la crise économique fait son apparition et où le comportement des travailleurs tend vers la révolte, que devra faire exactement le gouvernement ?

Devra-t-il ordonner aux rebelles de respecter le droit de propriété et la sécurité individuelle et devra-t-il les y contraindre puisque c’est en principe pour cela qu’il est institué ? Cependant, d’un autre côté, les travailleurs ne sont-ils pas habilités, en vertu même de la loi naturelle, à soustraire aux riches le surplus de propriétés dont ils ont besoin pour assurer leur propre conservation dès lors qu’ils ne peuvent le faire autrement? Et dans ces conditions, ne seraient-ils pas fondés à résister à un gouvernement qui les empêcherait d’assurer leur propre conservation ? D’un autre côté, si le gouvernement soustrait un surplus de propriété aux possédants en vue d’une redistribution, les propriétaires ne pourront-ils pas légitimement soutenir que leur propriété est fondée dans le droit naturel et qu’il est impossible de leur en soustraire une partie sans leur propre consentement ? Et, dans ces conditions, ne seraient-ils pas fondés à exercer, eux aussi, un droit de résistance à l’encontre du gouvernement ? On voit que ce type de situation est particulièrement intéressant puisqu’il fonctionne comme une sorte de «test» ou de «révélateur» concernant la cohérence de la théorie lockienne de la propriété.

La question essentielle à laquelle Locke devrait répondre, ou plus exactement à laquelle sa théorie devrait pouvoir répondre consiste à savoir si l’on doit prioritairement protéger la propriété des possédants, où si l’on doit au contraire garantir un accès à des ressources à ceux qui en sont dépourvus. Or, en théorie, la réponse ne devrait pas faire de problème : si l’on interprète correctement la théorie lockienne de la loi naturelle, si l’on interprète correctement le principe fondamental de cette loi qui est la conservation de l’humanité ; si l’on interprète correctement le devoir de se conserver pour chacun et le droit d’exiger de s’approprier tout surplus de propriété nécessaire à sa propre conservation dès lors que l’on ne peut assurer sa subsistance autrement, alors on peut soutenir que la conservation de chacun prime légitimement sur le maintien de l’intégralité de la propriété individuelle. On peut donc soutenir que la théorie lockienne comporte sur ce point une solution à la difficulté soulevée.

Il n’en reste pas moins qu’une telle solution met en relief une seconde difficulté qui se trouve très exactement à l’origine du problème que Locke cherche à résoudre. Il est en effet évident, conformément à la loi naturelle, que le propriétaire, et pour nous ici le propriétaire terrien, dispose de la liberté d’utiliser ses propriétés comme il l’entend. La loi naturelle n’autorise pas le gouvernement à lui imposer de se conduire comme un capitaliste frugal ou comme un propriétaire dépensier.

Dans ces conditions, on peut dire que la loi naturelle n’offre pas de protection contre un comportement économique déviant qui risque de provoquer périodiquement des crises économiques, à part imposer une obligation au for interne aux agents économiques de la respecter: le comportement des agents économiques dépend finalement de leur propre décision, avec les inconvénients qui résultent des mauvaises décisions qu’ils peuvent prendre et des conséquences négatives qui peuvent en découler. De ce point de vue, on pourrait être tenté de conclure que Locke a involontairement posé un problème général auquel le libéralisme économique contemporain n’a semble-t-il toujours pas trouvé de réponse.