Etats-Unis : le capitalisme détruit-il la société ?

Publié le 18 novembre 2008

Retrouvez le compte-rendu de la conférence du 17 novembre 2008, avec Jacques Mistral (directeur à l’IFRI, membre du CAE et du Cercle des économistes).

A la question de savoir si, aux Etats-Unis, le capitalisme détruit la société, on est tenté de répondre d’emblée par l’affirmative, tant le capitalisme américain semble avoir entraîné la marchandisation de la société et un recul social indéniable dans les années récentes. Mais pour Jacques Mistral, qui intervenait le 17 novembre à la Sorbonne, cette question ne peut être abordée sans prendre en considération ce qui différencie la France des Etats-Unis. On ne peut pas appréhender correctement la situation américaine avec un raisonnement uniquement « français ».

Pendant longtemps aux Etats-Unis cette question n’était pas abordée en dehors des cercles universitaires, ce que Jacques Mistral explique par deux facteurs : d’une part une croissance rapide qui semblait rendre inutile de telles considérations, d’autre part le manque de maturité de la plupart des outils statistiques, qui empêchait d’obtenir rapidement des résultats intéressants.

Or, depuis quelques années, un certain nombre d’évènements ont ramené cette question sur le devant de la scène : le problème des délocalisations, par exemple, ou encore le constat que l’essentiel des revenus était capté par seulement 1% de la frange la plus aisée de la société. Parallèlement, certaines idées acceptées de longue date ont été contredites par les faits :

– Le mythe de la mobilité américaine : aujourd’hui il ne suffit plus d’être entreprenant et avisé dans ses choix pour réussir. L’enseignement supérieur de grande qualité aux Etats-Unis, garant de cette mobilité sociale, et stimulé au lendemain de la seconde guerre mondiale, est de plus en plus réservé à une élite du fait des coûts de scolarité en hausse. Comme dans nombre d’autres pays industrialisés, il devient plus facile d’intégrer une grande école quand on est soi-même fils de polytechnicien.

– Le travail aux Etats-Unis : on a longtemps considéré qu’il suffisait de vouloir pour pouvoir travailler, idée que semble corroborer un taux de chômage relativement bas (de l’ordre de 5% au troisième trimestre 2008). Or on constate que ce calcul ne prend pas en compte les chômeurs de longue date sortis du marché du travail, et qui sont prêts à le réintégrer en tant que personnes actives dès qu’il y aura une opportunité. En d’autres termes, les gens ne restent pas longtemps dans la catégorie «actifs en recherche d’emploi », pourtant c’est sur cette notion que s’établissent les chiffres officiels. En réalité, la situation est à certains égards similaire à celle de pays en voie de développement, où l’on voit dans les rues de nombreuses personnes qui toute la journée « tiennent les murs ».

On peut également citer d’autres domaines où se jouent les inégalités sociales : couverture santé, retraites financées par les fonds de pension, etc.

Cependant, le droit social aux Etats-Unis ne peut se résumer à ses liens avec l’économie. En effet, on accordera autant, sinon plus d’importance aux avancées historiques depuis les Trente Glorieuses que représentent la cause des femmes et celle des droits civiques.

Capitalismes, capitalisme aux Etats-Unis

Jacques Mistral souligne qu’il est inexact de parler de capitalisme au singulier, tant il a connu de formes différentes au cours du temps et en fonction des pays : le capitalisme rhénan en Allemagne, l’avant et l’après Thatcher en Grande Bretagne…. Sa constante, pour le conférencier, réside dans ce mouvement de destruction créatrice décrit par Schumpeter : détruire sans cesse ce qui fut pour construire du neuf. A la différence des autres systèmes économiques inféodés à la société, le capitalisme a dans une certaine mesure pris son autonomie et tenté de vivre hors de la société – théorie du marché autorégulateur – mais cette utopie est actuellement en train de disparaître.

Pour Jacques Mistral, les Etats-Unis sont le théâtre, dans les dernières décennies, de deux révolutions capitalistes :l’une qui commencé sous Reagan et s’est terminée sous Bush ; l’autre qui pourrait naître de la récente élection de Barack Obama. Les deux mouvements se suivent donc de près, confirmant la théorie dite des réalignements critiques .Alors qu’on a en France un parti qui se crée dès lors qu’émerge un nouveau courant de pensées, la structure des partis américains est beaucoup plus rigide de premier abord (deux grands partis prenant successivement le pouvoir), mais beaucoup plus souple à l’intérieur même de ces partis, car ils doivent intégrer en leur sein tous les courants d’idées nouvelles. C’est la raison pour laquelle un libéral ou un républicain américain ne correspondra jamais à un homme de droite ou de gauche en France.

On peut se demander comment l’Amérique est capable de tels balancements, passant de Roosevelt à Reagan et Bush puis Obama…
Dans son discours prononcé en 1934 à Philadelphie, Roosevelt justifiait l’intervention de l’Etat par la nécessité pour un peuple de sortir de la pauvreté avant de pouvoir être libre. Cette position a été remise en cause sous Reagan, et on a assisté à un retour au principe du libre marché, rendu plus populaire encore par le déclin du communisme.

Pourquoi le compromis des Trente Glorieuses a-t-il été mis à mal pendant la révolution conservatrice ? Une des raisons avancées par Mistral tient à la méfiance intrinsèque des américains envers un Etat souvent jugé trop intrusif dans leur vie privée, et ne sachant pas gérer l’argent public – un sentiment renforcé récemment avec le désastre de Katrina.

Le président Reagan a donc conduit le gouvernement à se retirer de nombreux domaines de la vie des américains, et même si Mistral rappelle son côté pragmatique – acceptant de discuter avec Gorbatchev au sujet de l’armement nucléaire, recevant pour la première fois un couple homosexuel à la Maison Blanche – on garde de lui une image très conservatrice, pour aussi populaire qu’elle ait été. Phénomène amplifié par les positions des néo-conservateurs, dont l’influence s’est étendue jusque dans les plus hautes instances publiques.

Cette influence s’est maintenue alors même qu’émergeaient et se renforçaient les inégalités sociales. Pourquoi une réaction du peuple américain a-t-elle mis tant de temps à prendre corps ?
Mistral l’explique par plusieurs facteurs, au rang desquels un niveau de vie en hausse et le paiement à crédit qui ont donné aux Américains l’illusion d’une prospérité à portée de main ; le triomphe du modèle américain après la chute du mur de Berlin ; l’impression qui en découlait, que l’Histoire s’arrête au capitalisme ; mais aussi, un certain repli individualiste de la classe moyenne, qui voyait d’un mauvais œil les mesures du Welfare State en faveur de l’emploi se concentrer sur certaines communautés – les minorités, pour la bonne raison qu’elles étaient les plus pauvres, et non les plus paresseuses comme certaines campagnes républicaines des années 1990 tenaient à le faire croire…

Or, le pacte social, qui s’illustre dans l’accession à la classe moyenne pour toute personne prête à travailler dur, a dans son ensemble arrêté de fonctionner. Les Américains prenant conscience du recul social ont fini par se révolter contre la politique néo conservatrice en vigueur, d’autant que s’y ajoutaient d’autres motifs de mécontentement, tels que la corruption, le chaos iraquien ou l’incompétence des autorités après le passage de l’ouragan Katrina.

L’élection de Barack Obama à la présidence ouvre-t-elle la voie à une nouvelle révolution ? La crise financière et économique qui secoue actuellement le monde constitue un défi de taille pour la future administration américaine. Mais pour Mistral, il est impossible de dire dès maintenant ce que sera la politique de Barack Obama – tentation ou non de protectionnisme, aide au secteur automobile, réforme plus ou moins poussée du système de santé (que par ailleurs les américains n’approuvent pas forcément) Certaines idées héritées de la précédente révolution restent enracinées dans les mentalités américaines, et des risques pour la croissance à long terme sont réels. Jacques Mistral considère que l’Amérique est en mesure de réagir plus rapidement que l’Europe, et que les deux puissances n’adopteront pas nécessairement des points de vue convergeant au sujet de la crise, bien que le sommet du G20 constitue une étape à souligner dans la relation entre les pays riches. Il rappelle pour finir que Roosevelt n’avait à son arrivée au pouvoir pas de politique clairement définie, et qu’il a fallu attendre 1933 pour assister à la mise en place de son New Deal…

En conclusion, Mistral rappelle que les Américains sont fiers de leur continuité institutionnelle depuis 200 ans, sans commune mesure avec les déséquilibres successifs qui ont secoué la France. C’est le pays du New Deal, lancé alors que l’Europe sombrait dans le fascisme, c’est une économie qui s’est hissée à la première place mondiale en deux siècles, c’est le pays qui a élu Barack Obama, premier président métis, qui rappelait dans son discours de Chicago au soir de sa victoire que « tout est possible en Amérique ».
Sarah Simon