Ce qui fait société : le politique, l’économie, le droit ?

Publié le 15 octobre 2009

Retrouvez le compte-rendu de la conférence du 14 octobre 2009, avec J.F. Kervégan (professeur à Paris I et Directeur de NoSoPhi)

Le seul fait de pouvoir se demander « ce qui fait société » témoigne de la situation singulière des sociétés contemporaines, une situation que l’on cherche souvent à désigner à l’aide du terme « complexité ». En effet, dans les sociétés qu’on appellera par commodité « traditionnelles », cette question ne pouvait même pas être soulevée, tant la réponse à lui apporter était évidente. Le lien social avait un unique substrat, quel qu’il soit : par exemple, l’adhésion à un modèle politique (la polis grecque, l’Etat-« Léviathan » de Hobbes) ou à un système de convictions religieuses (le christianisme comme foyer de sens unifiant, malgré les différends politiques, l’Europe médiévale).

Or le propre des sociétés contemporaines est qu’elles n’ont plus un centre de gravité indiscutable : ce sont des sociétés « complexes » en ce sens qu’elles sont différenciées en plusieurs strates ou, comme dit Niklas Luhmann (voir texte 17), en « sous-systèmes » (l’économie, la politique, le droit, l’éducation, la culture…) dont chacun dispose d’un mode de fonctionnement autonome, mais dont aucun ne jouit d’une position clairement dominante, de sorte que l’on n’est plus de prime abord en mesure de définir « ce qui fait société ». Et pourtant, le fait de cet « être-ensemble » est indubitable, en dépit des tensions multiformes qui traversent chacune des strates composant « la » société, et qui rendent nécessaire la permanente recomposition d’un lien social qui a perdu son caractère d’évidence.

Si l’on s’en tient à la période moderne (mes compétences ne me permettant pas de parler de façon experte des sociétés antiques ou médiévales, et encore moins des sociétés non-européennes), on peut considérer qu’on est passé d’une forme de société où ce qui fait tenir ensemble la société est d’abord de nature politique (c’est l’Etat qui institue l’unité de la société) à une émergence de formes non politiques ou non directement politiques de socialisation (avec le développement d’une société civile jouissant de modes de régulation à la fois économiques et juridiques et largement indépendants du pouvoir politique), puis à une situation où l’unité de la société n’a plus de lieu ou de cause nettement déterminés et se trouve, de ce fait, plus précaire.

On observera que ces évolutions, sur lesquelles je vais revenir, s’accompagnent d’une transformation remarquable du concept même de « société ». En effet, le concept fort ancien de société civile ou politique (le terme κοινωνία πολιτική utilisé par Aristote pour désigner la cité ou polis a été traduit en latin par societas civilis, et bien plus tard en français, en anglais [civil society], en allemand [bürgerliche Gesellschaft] et dans les principales langues européennes) a subi vers la fin du 18e siècle une transformation profonde qui donne naissance au concept nouveau (il apparaît de manière expresse chez Hegel) d’une « société civile » distincte de et tendanciellement opposée à l’Etat. Cette transformation lexicale est elle-même l’illustration du passage d’une conception « politique » à une conception « sociale » de la société, passage que traduit, sur le plan de la théorie politique, l’éviction du modèle « absolutiste » de l’Etat souverain, illustré par Hobbes, mais aussi par Rousseau, au profit du modèle « libéral » d’un Etat limité, voire minimal, se bornant à corriger certains dysfonctionnements d’un ordre social spontanément engendré par la libre interaction de ses agents.

Comme le souligne le grand historien Reinhart Koselleck, l’Etat absolutiste moderne est né de la guerre civile religieuse qui a ravagé l’Europe au 16e siècle à la suite de la Réforme, et il s’est effondré à l’occasion de la guerre opposant la France révolutionnaire aux puissances européennes coalisées . Je n’y insiste pas, car il en sera question dans la suite de ce cycle de conférences, mais ce fait est fondamental pour comprendre ce que l’on nomme l’absolutisme et surtout pour appréhender la vision de la société qu’il accompagne : dans une société qui est traversée par d’insolubles conflits (le conflit religieux étant le plus ravageur), il importe, comme dit Hobbes, « d’ériger un pouvoir commun » susceptible d’imposer sa loi à tous les facteurs de division qui, à tout moment, peuvent faire ressurgir la guerre civile, autrement dit « l’état de nature ».

Dès le 16e siècle, le grand légiste Jean Bodin définit, le premier, la souveraineté comme cette « puissance absolue et perpétuelle » qui seule tient ensemble en une « République » (le terme est à prendre en sa signification étymologique de « chose publique ») des citoyens que par ailleurs tout sépare, et d’abord leurs croyances et leurs intérêts : ce que les unit, malgré qu’ils en aient, c’est d’être les « francs sujets » d’un souverain auquel ils sont tous liés par une « obligation mutuelle » (texte 1) ; cette obligation politique tient, comme le dira Hobbes, à la « relation mutuelle qui existe entre protection et obéissance » .

Si on se situe dans le cadre de la théorie « absolutiste » (le terme est employé faute de mieux, car on sait que c’est une dénomination rétrospective et polémique), la réponse à la question qui nous occupe est claire : ce qui fait société, c’est le politique, lui-même entendu comme rapport hiérarchique entre souverain et sujet. Hormis ce lien, un groupe d’hommes n’est qu’une « multitude » dépourvue de la moindre unité (voir Hobbes, texte 2) et que tout condamne à cette « guerre de chacun contre chacun » qui est, selon Hobbes, la triste « condition naturelle des hommes », ou encore leur « état de nature » .

Le politique est ce grand « artifice » qui permet de remédier aux maux inhérents à la « nature » de l’homme : telle est sans doute la grande rupture de la pensée politique moderne (ou du moins du courant qui y est dominant : la théorie du contrat social) et celle de l’Antiquité, résumée par la formule d’Aristote selon laquelle la cité est une réalité naturelle, puisque c’est seulement lorsqu’il est citoyen que l’homme peut pleinement réaliser sa nature, celle d’un « animal politique » . Mais cette rupture entre le « naturalisme » aristotélicien et « l’artificialisme » hobbesien se fait, on le voit, sur le fond d’une conviction partagée : celle du caractère essentiellement politique du lien social.

Cette conviction semble avoir partie liée, chez Bodin et chez Hobbes, avec une vision strictement monarchique du pouvoir ; le second va même jusqu’à proclamer que « le nom de tyrannie ne signifie rien de plus, ni rien de moins, que celui de souveraineté » . D’abord parce que Hobbes lui-même admet, en principe au moins, que la souveraineté puisse être ( ?) appartenir à une assemblée aussi bien qu’à un individu. Mais surtout parce qu’on peut voir, chez un auteur comme J.-J. Rousseau, la vision absolutiste de la souveraineté et le primat du politique qu’elle exprime se greffer sur des convictions démocratiques.

Comme Hobbes, Rousseau pense que l’unité d’une société ne peut être que politique, et cette conviction se traduit par la position éminente du « souverain » ; simplement, chez lui, le souverain est et ne peut être que la « volonté générale », et non plus celle d’un homme ou d’une assemblée ; la structure de la théorie hobbesienne de la souveraineté est maintenue, seul change l’identité du sujet auquel celle-ci est attribuée. Pourquoi alors ce pessimisme qu’expriment les textes 3 et 4 du Contrat social et de l’Emile ? Probablement parce que Rousseau, observateur des transformations que connaît la société de son temps (il est l’auteur de l’article « Economie politique » de l’Encyclopédie), est conscient du fait que la primauté du politique dans la définition de « ce qui fait société » est battue en brèche par les transformations qui sont en train de s’y produire. S’il pense que « ces deux mots, patrie et citoyen, doivent être effacés des langues modernes » (texte 4), c’est certainement pour une bonne part parce qu’il considère que la « finance », ce « mot d’esclave » (entendons : l’économie de marché), compromet irrémédiablement l’esprit de concitoyenneté : « Donnez de l’argent, et bientôt vous aurez des fers » .

Comme son adversaire Hobbes et, au fond, comme Aristote et Platon déjà, Rousseau pense que « mieux l’Etat est constitué, plus les affaires publiques l’emportent sur les affaires privées dans l’esprit des citoyens ». C’est précisément cette conviction que le libéralisme, comme vision de l’économie et comme philosophie politique, va s’employer à destituer. La tradition dominante de la philosophie politique moderne s’était fondée, de Hobbes à Rousseau, sur l’opposition entre état de nature et état de société (celui-ci étant défini politiquement par l’unité du souverain) ; or, à compter du milieu du 18e siècle, cette opposition perd son évidence et son caractère structurant, ce qui a pour conséquence de rendre nécessaire l’invention d’un nouveau paradigme : ce sera ce qu’on appellera désormais (l’expression classique recevant un sens tout à fait neuf) la « société civile ».

Un bon témoignage de l’épuisement du paradigme opposant état de société et état de nature est offert par ce passage de l’Essai sur l’histoire de la société civile d’Adam Ferguson (1767) :
« Si donc on nous demande où est l’état de nature, nous répondrons : il est ici (…) Partout où l’homme actif exerce ses talents, transformant l’environnement qui l’entoure, ces situations sont également naturelles (…) L’état sauvage, comme l’état civilisé, témoignent de l’invention humaine ; aucune de ces étapes n’est définitive, chacune est un moment changeant que cet être voyageur est destiné à parcourir. Si le palais est loin de la nature, la cabane ne l’est pas moins ; et les raffinements politiques les plus élaborés ne sont pas plus un artifice que les premières opérations de la raison et du sentiment » .

Si l’état de nature est ici, c’est qu’il n’est nulle part ou plutôt qu’il est partout. Pourquoi ? Parce qu’il ne se définit plus, comme chez Hobbes ou Rousseau, par antithèse avec l’état de société : l’état de nature, c’est la société même, et la société comprise non pas d’emblée comme société politique, mais comme société de travail et d’échanges (« partout où l’homme actif exerce ses talents »), comme « système des besoins », dira Hegel. Du même coup, Ferguson rejette le modèle rationaliste et artificialiste construit par Hobbes ; il considère que l’ensemble des institutions sociales, y compris les institutions politiques, naît de l’interaction aléatoire des « actions » des hommes, mais certainement pas d’un « dessein » concerté (texte 5).
Si on laisse de côté la mise en question du modèle rationaliste (dont on peut trouver l’écho plus strictement philosophique dans le Traité de la nature humaine de Hume), l’aspect décisif de l’approche de Ferguson, qui ouvre la voie à tout le courant de pensée libéral (un terme dont il convient de préciser le sens), est qu’elle renouvelle en profondeur l’idée qu’on pouvait se faire de ce qu’est une société et de ce qui en constitue le lien et, si je puis dire, l’événement fondateur.

Cela se traduit par un remaniement profond de l’idée même de société civile. Pour des raisons qui tiennent largement à l’avance qu’a la Grande-Bretagne dans le passage à une économie capitaliste « ouverte », c’est la pensée anglo-saxonne qui est ici aux avant-postes : la distinction entre society et government s’impose rapidement à elle comme une évidence, alors que jusqu’alors les deux termes étaient pratiquement synonymes. On connaît les pages fameuses qu’Adam Smith, dans son traité fondateur de 1776 sur l’origine et les causes de la richesse des nations, consacre au « système évident et simple de la liberté naturelle », à savoir cette société de marché et d’échanges que sa dynamique pousse à transgresser les frontières de la société politique, ou du moins à en restreindre le champ et les moyens d’action (voir texte 6). Ce même chapitre 8 du livre IV de la Richesse des Nations se termine par l’évocation de la « grande société » , une société dont l’expansion des échanges va rapidement montrer qu’elle est en voie de « mondialisation » et qu’elle échappe de ce fait largement aux moyens d’action dont dispose l’Etat.

C’est également par la distinction entre society et government que s’ouvre Le sens commun de Thomas Paine, un brûlot paru la même année que la Richesse des Nations et destiné à justifier l’insurrection des colons américains contre la « tyrannie » britannique. Le jugement de Paine (texte 7), tout emprunt de morale protestante « dissidente », a certes une fonction d’abord politique ; mais ce qui doit ici retenir l’attention, c’est le fait que Paine présente comme allant de soi une distinction qui prend exactement le contrepied de ce qui a été, durant des siècles, la conviction fondamentale de la philosophie politique : il conteste en effet toute identification de la société civile et de la société politique et valorise de manière significative la première au détriment de la seconde ; une valorisation morale de la société qui accompagne et renforce sa promotion « économique ».

Mais n’oublions pas que Smith lui-même, l’auteur de la Théorie des sentiments moraux, se considérait d’abord comme un philosophe moral et non pas comme un « économiste » ! C’est ici l’occasion de signaler, sans pouvoir y insister, qu’à l’origine de la nouvelle compréhension de ce qu’est la société qui s’impose vers la fin du 18e siècle (la « société civile » en tant qu’essentiellement distincte de l’Etat), il n’y a pas seulement « l’invention de l’économie », selon le beau titre de Catherine Larrère ; il y a aussi des transformations importantes dans le champ de la philosophie morale (Hume, Shaftesbury…) et même de la philosophie religieuse, ainsi que l’a noté L. Jaffro .

Toujours est-il qu’à la fin du 18e siècle, avant même que Hegel rédige son acte de baptême officiel, la « société civile » est devenue une notion commune, et qui toujours a pour fonction première d’être opposée à l’Etat ou au gouvernement. Deux exemples parlants, d’autant plus instructifs qu’il s’agit de deux auteurs profondément différents sur le plan des principes moraux et politiques et qu’une polémique publique a même opposés sur le « droit de mentir » : celui de Kant et celui de Benjamin Constant. Dans un écrit de 1793 consacré aux rapports entre théorie et pratique, Kant (en l’empruntant sans doute à Rousseau) fait une distinction promise à un bel avenir – elle sera reprise, entre autres, et dans des intentions bien différentes, par Hegel et par Marx – entre le « bourgeois » et le « citoyen ».

Le citoyen, c’est l’homme en tant qu’il participe à la vie politique, le « citoyen actif » au sens d’Emmanuel Sieyès. Mais le bourgeois n’est pas autre chose que l’homme privé ou plutôt l’homme social, en tant qu’il s’oriente moins d’après le bien commun ou l’idée qu’il s’en fait que d’après son intérêt privé, quitte à se noyer, selon une formule célèbre de Marx, « dans les eaux glacées du calcul égoïste » . Quelques années plus tard, Kant précise la distinction implicite entre société civile et Etat (pour employer le vocabulaire fixé ultérieurement par Hegel) dans la Doctrine du droit (voir texte 7) : il y fait une distinction entre la « société » (qui peut exister entre des hommes indépendamment de toute association politique, y compris dans ce qu’on appelle l’état de nature) et « l’union civile », c’est-à-dire la communauté étatique.

« Ce n’est pas l’état social, observe Kant, qui s’oppose à l’état de nature, mais c’est l’état civil, dans la mesure où il peut fort bien, sans doute, y avoir à l’état de nature une société, mais non pas une société civile (garantissant le mien et le tien par des lois publiques). » .
Autrement dit, tout en conservant le lexique traditionnel (société civile = société politique), Kant fait droit à l’apport fondamental des Lumières écossaises : la différenciation du social et du politique, et il entérine la relativisation concomitante de l’opposition état de nature-état de société qui était la colonne vertébrale des théories du droit naturel (Hobbes, Rousseau, etc.).

Contrairement à Kant, qui demeure malgré tout attaché à une représentation assez traditionnelle (luthérienne) de l’autorité politique et de son rapport aux « sujets », Benjamin Constant est un représentant typique du libéralisme politique à un moment où celui-ci n’est pas encore totalement constitué en doctrine, et dont il sera un des hérauts. En même temps, les deux sentences qu’on a sélectionnées parmi bien d’autres possibles (textes 9 et 10) montrent ce que peut avoir d’artificiel la distinction courante entre libéralisme politique et libéralisme économique. Pas plus que Smith n’est un pur « économiste », Constant n’est pas seulement un libéral politique : car, chez lui, le libéralisme politique (« Prions l’autorité de rester dans ses limites » ; « la souveraineté n’existe que de manière limitée et relative ») se fonde sur une conviction sociale fondamentale : « il y a une partie de l’existence humaine qui est de droit hors de toute compétence sociale » (entendons : politique). Le libéral Constant, proclamant que « nous nous chargerons d’être heureux », rejoint ainsi Kant qui, dans son opuscule de 1793, critiquait l’idée classique selon laquelle le but du gouvernement est d’assurer le bonheur du peuple : « le souverain veut rendre le peuple heureux selon l’idée qu’il s’en fait, et il devient despote » .

Bien plus tard, devenu de son propre aveu « doctrinaire » , le libéralisme s’est employé, par exemple dans l’œuvre de Friedrich Hayek, à articuler systématiquement la conviction selon laquelle il convient de « détrôner la politique » et l’idée d’après laquelle un « ordre spontané » résulte de l’interaction aléatoire des actions et des projets individuels, une interaction qui est d’une complexité telle qu’il est strictement possible ? d’en prévoir, et encore moins d’en planifier les effets grâce à des « arrangements reposant sur des commandements » (voir texte 15).

Toutefois, on ne peut voir dans cette « défense dogmatique de la liberté », malgré ses diatribes incessantes contre le « socialisme » (et il n’en faut pas beaucoup pour être socialiste aux yeux de Hayek !), une pure et simple apologie du « laissez faire, laissez aller » ou de la « jungle capitaliste ». Hayek, en effet, considère que le marché ne peut jouer de façon efficace et féconde son rôle socialisateur que sous la condition de principes juridiques (de « règles de juste conduite universellement valables ») qui encadrent l’agir social. Aucune société ne peut se passer d’un nomos fondateur de ce qu’il y a en elle d’ordre ou de régularité ; mais ce droit ne doit pas être confondu avec cette couche en fin de compte superficielle, à tort privilégiée par le « légicentrisme » moderne, qu’est la loi du législateur. Il n’y a pas d’ordre spontané sans règles, pas de société sans droit et même (jusqu’à un certain point) sans Etat : même un libéralisme intransigeant (mais intelligent) sait le reconnaître. C’est dire que le problème de l’unité de la société demeure, même dans cette perspective, un problème à résoudre.

Toutefois, il n’est pas certain que cette « voie libérale » (dont certains partisans vont jusqu’à considérer, comme les plus extrêmes des « libertariens » américains, qu’il n’y a rigoureusement aucune différence, contrairement à ce qu’a cherché à établir, à la suite de saint Augustin , toute la tradition de la philosophie politique, entre un Etat et une bande de brigands ) rende justice à la complexité des processus de socialisation, et ce bien qu’elle ait pu séduire même un auteur à première vue peu enclin à l’ultra-libéralisme comme Michel Foucault . En effet, on est tenté de penser que le libéralisme se borne à renverser le primat accordé au politique par la philosophie politique classique en un primat du socio-économique ; comme s’il fallait, comme s’il était possible de trouver le lieu unique à partir duquel se constitue l’unité des communautés humaine ; comme si la relation entre le social et le politique n’était pas complexe et, pourquoi ne pas employer un mot qui paraît aujourd’hui suspect, dialectique. C’est le mérite d’auteurs aussi différents dans leurs options politiques propres que Hegel et Marx de l’avoir souligné.

Hegel, on l’a déjà indiqué, est le premier auteur à avoir distingué de façon explicite l’Etat, en charge de l’universel ou du bien commun, et la société civile, comprise comme espace socio-économique d’interaction des intérêts particuliers régulé par la « main invisible », encadré par des normes juridiques et dont les dysfonctionnements appellent une correction politique ou administrative (c’est l’objet de ce que Hegel nomme, en employant le mot avec le sens qu’il avait au 18e siècle, la « police »).

La vision de Hegel demeure classique en ce sens qu’il maintient la suprématie de l’Etat et du politique sur la sphère « inférieure » de la vie socio-économique. C’est seulement en tant que citoyens politiques que les individus peuvent accéder à l’universalité en subordonnant leur volonté particulière à la volonté générale, pour parler comme Rousseau ; au contraire, au sein de la société civile, que Hegel dénomme de façon révélatrice « l’Etat extérieur » , les individus sont cantonnés dans la quête de leur intérêt particulier égoïste, tout en contribuant par là à leur insu au bien-être général. La société civile, indique-t-il, « conserve en elle le résidu de l’état de nature » , elle est une source de tensions qui sont socialement insurmontables (voir le texte 12, qui anticipe de façon étonnante les analyses de Marx, bien que Hegel n’ait rien d’un révolutionnaire) ; c’est pourquoi cette société a besoin d’être « dépassée » politiquement, sans pour autant que la mission proprement politique de l’Etat – assurer la « réunion » de ceux que leurs intérêts divisent – se réduise à l’administration ou à la gestion de ces intérêts sociaux : voir le texte 13, où Hegel critique par avance la vision libérale ultérieure (on la trouve défendue chez un auteur comme Robert Nozick) d’un Etat veilleur de nuit et réaffirme sa vocation proprement politique, qui est de conduire les individus, par delà leur intérêt particulier, à « mener une vie universelle » .

Pourtant, et il est sur ce point bien moins classique, Hegel affirme (texte 11) que l’individu « est devenu fils de la société civile », ce qui signifie que son identité, contrairement à ce qu’il en allait dans les sociétés traditionnelles, ne se constitue plus essentiellement sur le terrain politique ; en quelque sorte, le développement de la société d’échanges qu’est la société civile (Hegel est un des premiers, avec les économistes qu’il a lus : Smith, David Ricardo, Jean-Baptiste Say, a avoir perçu que le dépassement du cadre national, que la « mondialisation » est un effet de la logique même du marché ) implique la victoire – son prix est élevé – du « bourgeois » sur le « citoyen ».

L’œuvre de Hegel est un extraordinaire révélateur de la complexité que revêt, dans le monde moderne (celui qui naît de la Révolution politique française et de la révolution capitaliste britannique), la question de « ce qui fait société ». Héritier d’une grande tradition, Hegel veut continuer de croire que le politique est la vérité du social, et que c’est sur ce terrain que se fabrique ultimement ce qui nous lie, disons : l’esprit de concitoyenneté. Mais, observateur lucide des transformations en cours dans le monde, et en particulier dans la Grande-Bretagne de la révolution industrielle, il constate avec inquiétude que la logique même des processus économiques et sociaux rend caduques les méthodes traditionnelles de gestion politique de leurs dysfonctionnements (celles de ce que les économistes du 18e siècle appelaient « l’Etat de police ») : « malgré l’excès de fortune, la société civile n’est pas assez riche pour remédier à l’excès de pauvreté » (texte12).

Hegel a mis le doigt sur ce que Marx, son disciple rebelle et génial, va nommer la contradiction fondamentale du mode capitaliste de produire, une contradiction dont la cause est économique, les manifestations sociales et la résolution politique : « ce qui est plus profond chez Hegel, c’est qu’il éprouve la séparation de la société civile et de la société politique comme une contradiction. Mais ce qui est faux, c’est qu’il se contente de cette apparence de solution (…) La société civile est la société politique réelle » (texte 13). Marx a parfaitement vu, dès ses tout premiers essais, le parti qu’il y avait à tirer de l’analyse hégélienne de la société civile, qui est aussi (le mot allemand bürgerlich ayant ces deux significations) une société bourgeoise. Simplement, les conséquences qu’il en tirera seront, on le sait bien, toutes différentes. Plus question de confier à l’Etat, ce « divin terrestre », la charge de surmonter les contradictions de la société civile-bourgeoise : cet Etat, lui-même bourgeois, il faudra le détruire pour libérer le potentiel créateur de la société, bridé et dévoyé par le capitalisme. Dans la perspective communiste, l’unité de la société est à venir : seule une société sans classes (et sans Etat) peut être véritablement une société. On sait ce qu’il est advenu de ce beau rêve.

La philosophie politique contemporaine, qui se réclame quasi-unanimement du libéralisme (mais en prenant ce terme en des sens très différents), a renoncé à la perspective, en un sens platonicienne, d’une société homogène, d’où tout différend aurait été extirpé. Elle considère plutôt, avec des auteurs comme Jürgen Habermas ou John Rawls, qu’il s’agit de gérer le différend, inscrit dans la nature même d’une société ouverte, en l’institutionnalisant. Il convient, explique Rawls (sans doute le plus important des philosophes politiques de la seconde moitié du 20e siècle), « d’abandonner l’idéal de la communauté politique si on entend par là une société politique unifiée » (texte 16). En effet, le pluralisme irréductible des valeurs, des conceptions du bien ou, comme il dit, des « doctrines compréhensives » ??? (je dirais plutôt substantielles), lui-même lié à la diversité non moins irréductible des intérêts sociaux, impose de conférer une « priorité au juste sur le bien » ; il s’agit non pas de tenter de définir la bonne conception du Bien, mais d’adopter une procédure permettant d’arbitrer selon des principes les inévitables conflits qui surgissent au sein d’une société pluraliste. Tel est le sens du fameux (et parfois mal compris) « principe de différence » formulé dans sa Théorie de la Justice (1971), un principe non substantiel (il ne dit pas comment quels buts la société doit se fixer) qui serait susceptible d’être adopté par tous les individus formant une société s’ils se trouvaient dans l’ignorance de ce qu’est leur intérêt personnel. La conception « politique, et non métaphysique » que Rawls propose de la « justice comme équité » est à coup sûr moins exaltante que les utopies révolutionnaires ou ultra-libérales, qui partagent le même rêve d’un ultime dépassement de la politique et du conflit ; mais elle est probablement appropriée à la complexité indépassable de sociétés « fonctionnellement différenciées », comme dit Luhmann (texte 17), et qui par conséquent n’ont plus de centre ni de lieu évident de leur unité.

Quelques textes

1. « [Le citoyen] n’est autre chose en propres termes que le franc sujet tenant de la souveraineté d’autrui. Car auparavant qu’il n’y eut ni cité, ni citoyens, ni forme aucune de République entre les hommes, chaque chef de famille était souverain en sa maison (…) Les privilèges ne font pas le citoyen, mais l’obligation mutuelle du souverain au sujet auquel, pour la foi et obéissance qu’il reçoit, il doit justice, conseil, confort, aide et protection. »
J. Bodin, Six livres de la République (1576), l. I, ch. 6, Fayard, 1986, t. 1, p. 112 et 131.

2. « Une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme ou une seule personne, de telle sorte que cela se fasse avec le consentement de chaque individu singulier de cette multitude. Car c’est l’unité de celui qui représente, non l’unité du représenté qui rend une la personne (…) On ne saurait concevoir l’unité dans une multitude sous une autre forme. »
Th. Hobbes, Léviathan (1651), ch. XVI, Sirey, 1971, p. 166.

3. « Le vrai sens de ce mot [cité] s’est presque entièrement effacé chez les modernes ; la plupart prennent une ville pour une Cité et un bourgeois pour un Citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville, mais que les Citoyens font la Cité. »
J.-J. Rousseau, Du Contrat social (1762), l. I, chap. 6, OC 3, Gallimard, p. 361.

4. « L’institution politique n’existe plus, et ne peut plus exister, parce qu’où il n’y a plus de patrie, il ne peut plus y avoir de citoyens. Ces deux mots, patrie et citoyen, doivent être effacés des langues modernes. »
Rousseau, Emile, OC 4, p. 249-250.

5. « Les formes de la société ont une origine obscure : elles se constituèrent longtemps avant la naissance de la philosophie, et l’instinct y eu plus de part que la raison (…) Les nations rencontrent, comme par hasard, des institutions qui sont, en vérité, le produit de l’action des hommes, mais non le résultat d’un dessein particulier. »
A. Ferguson, Essai sur l’histoire de la société civile (1767), PUF, 1992, p. 21.

6. « Tout homme, tant qu’il ne viole pas les lois de la justice, est laissé parfaitement libre de poursuivre son propre intérêt à sa guise, et de mettre son industrie et son capital en concurrence avec ceux de n’importe quel autre homme ou ordre d’hommes. Le souverain est complètement déchargé d’un devoir dont la tentative d’exécution l’exposera toujours à d’innombrables désillusions, et pour l’exécution convenable duquel aucune sagesse humaine ni savoir humain ne sauraient jamais suffire. »
A. Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), l. IV, ch. 8, PUF, 1976, p. 784.

7. « La société, quelle qu’en soit la forme, est toujours un bienfait, mais le meilleur gouvernement n’est qu’un mal nécessaire, et le plus mauvais un mal intolérable. »
T. Paine, Le sens commun (1776), Aubier, 1983, p. 59.

8. « L’union civile [= politique] elle-même ne peut certainement pas être désignée comme une société ; car entre celui qui commande et le sujet, il n’y a pas de communauté ; il ne s’agit pas d’associés, mais ils sont subordonnés l’un à l’autre, et non pas coordonnés (…) Cette union n’est pas tant une société que ce qui bien plutôt la fait être. »
E. Kant, Métaphysique des Mœurs, I. Doctrine du droit (1797), § 42, GF, p. 120-121.

9. « Prions l’autorité de rester dans ses limites. Qu’elle se borne à être juste ; nous nous chargerons d’être heureux. »
B. Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, in De la Liberté chez les Modernes, Livre de Poche, p. 513.

10. « Il y a une partie de l’existence humaine (…) qui est de droit hors de toute compétence sociale. La souveraineté n’existe que d’une manière limitée et relative. »
Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements, in De la Liberté chez les Modernes, p. 271.

11. « La société civile arrache l’individu [au cercle familial], rend ses membres étrangers les uns aux autres et les reconnaît en tant que personnes subsistantes par soi. (…) Ainsi, l’individu est devenu fils de la société civile, laquelle a tout autant d’exigences envers lui qu’il a de droits sur elle ».
G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit (1820), § 238, PUF/Quadrige, p. 320.

12. « D’un côté (…) l’accumulation des fortunes s’accroît, tout comme s’accroissent, de l’autre côté, l’isolement et le caractère borné du travail particulier et, partant, la dépendance et la détresse de la classe attachée à ce travail, à quoi se rattache l’incapacité à éprouver le sentiment et à jouir des autres capacités, et en particulier des avantages spirituels de la société civile. (…) Il apparaît clairement en cela que, malgré l’excès de fortune, la société civile n’est pas assez fortunée, c’est-à-dire qu’elle ne possède pas suffisamment, en la richesse qu’elle a en propre, pour remédier à l’excès de pauvreté et à l’engendrement de la populace. »
Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 243-245, p. 322-324.

13. « Si l’Etat est confondu avec la société civile et si sa destination est située dans la sécurité et la protection de la propriété et de la liberté personnelle, l’intérêt des individus comme tels est alors la fin dernière en vue de laquelle ils sont réunis, et il s’ensuit que c’est quelque chose qui relève du bon plaisir que d’être membre de l’Etat. Or celui-ci a un tout autre rapport à l’individu (…). La réunion en tant que telle est elle-même le contenu et la fin véritables, et la destination des individus est de mener une vie universelle. »
Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 258, p. 333-334.

14. « Ce qui est plus profond chez Hegel, c’est qu’il éprouve la séparation de la société civile et de la société politique comme une contradiction. Mais ce qui est faux, c’est qu’il se contente de cette apparence de solution (…) La société civile est la société politique réelle. »
K. Marx, Critique du droit politique hégélien (1843), Editions sociales, 1975, pp. 129 et 183.

15. « La conviction centrale du libéralisme est qu’un ordre spontané des actions humaines, d’une complexité bien plus grande que celle que pourrait provoquer un arrangement bien réfléchi, se forme entièrement de soi-même dès lors que sont appliquées des règles de conduite universellement valables qui garantissent à chaque individu une sphère privée clairement circonscrite (….) La distinction entre un ordre spontané reposant sur des règles abstraites, et permettant à chaque individu d’utiliser ses connaissances spéciales pour atteindre ses propres fins, et une organisation ou un arrangement reposant sur des commandements est d’une importance centrale pour la compréhension de ce qu’est une société libre ».
F. A. Hayek, Freiburger Studien, Stuttgart, Mohr, 1969, p. 110.

16. « La théorie de la justice comme équité abandonne l’idéal de la communauté politique si on entend par là une société politique unifiée par une seule doctrine compréhensive, religieuse, philosophique ou morale. Le fait du pluralisme exclut une telle conception de l’unité de la société (…) C’est d’une tout autre façon que le libéralisme politique envisage l’unité de la société ; elle doit résulter d’un consensus par recoupement sur une conception politique de la justice. Dans un tel consensus, cette conception de la justice est adoptée par des citoyens qui, par ailleurs, embrassent des doctrines compréhensives différentes, voire même conflictuelles »
J. Rawls, « La priorité du juste et les conceptions du Bien » (1988), in Justice et démocratie, Le Seuil, 1993, p. 311.

17. « On peut décrire une société comme fonctionnellement différenciée à partir du moment où elle forme ses sous-systèmes principaux dans la perspective de problèmes spécifiques qui devront dès lors être résolus dans le cadre de chaque système correspondant. Cela implique de renoncer à une hiérarchie fixe des fonctions, dans la mesure où il est impossible d’établir une fois pour toutes que la politique serait toujours plus importante que l’économie, l’économie toujours plus importante que le droit, le droit toujours plus important que la science, la science toujours plus importante que l’éducation, l’éducation toujours plus importante que la santé (et peut-être, pour boucler le cercle : que la santé serait toujours plus que la politique !). A la place d’une telle hiérarchie (…), il convient alors d’instituer la règle selon laquelle chaque système accorde le primat à sa propre fonction et qu’il considère dès lors les autres systèmes fonctionnels – et en l’occurrence la société tout entière – comme son environnement. »
N. Luhmann, Politique et complexité, Le Cerf, 1999, p. 43-44.

Résumé

Le seul fait de pouvoir poser la question « qu’est-ce qui fait société ? » témoigne de la singularité des sociétés contemporaines. En effet, dans les sociétés qu’on appelle par commodité « traditionnelles », cette question ne pouvait être soulevée, tant la réponse était évidente. Le lien social avait un unique substrat, quel qu’il soit : par exemple, l’adhésion à un modèle politique (la polis grecque, l’Etat-«Léviathan » de Hobbes) ou à un système de convictions religieuses (le christianisme comme foyer de sens de l’Europe médiévale). Le propre des sociétés contemporaines est qu’elles n’ont plus un centre de gravité indiscutable : ce sont des sociétés « complexes », comme disent les sociologues, en ce sens qu’elles sont différenciées en plusieurs strates dont aucune ne dispose d’une position absolument dominante, ce qui fait qu’on ne sait plus de prime abord « ce qui fait société ».

Historiquement, la prise de conscience de cette situation remonte à la fin du 18e siècle, lorsque économistes et philosophes (Ad. Smith, Hegel…) prirent acte de la dissociation de la « société civile » (le mot était ancien, mais l’idée nouvelle) et de l’Etat. Ils tentèrent alors de penser les raisons et les effets de l’autonomisation (partielle ou totale ? heureuse ou déplorable ?) du social (de la vie socio-économique) et du politique (de l’Etat). Il devint clair, à leurs yeux et à ceux de leurs successeurs, que les régulations économiques échappent largement à l’emprise de la politique : l’Etat, même s’il le veut, n’est pas en mesure de se substituer à la « main invisible », selon la fameuse expression de Smith, qui coordonne à leur insu les actions égoïstes des hommes, en sorte que l’ordre social est « le résultat de l’action des hommes, mais non l’exécution de quelque dessein humain » (Ad. Ferguson).

Le libéralisme, dans sa double dimension économique et politique, est l’expression doctrinale de cette prise de conscience. Pour lui il importe à la fois de décrypter les lois qui président à la formation de « l’ordre spontané du marché » (F. Hayek) et de proposer une conception de la politique qui « prie l’autorité de rester dans ses limites » (B. Constant) en rendant ses droits à ce qui, dans la vie sociale, n’est pas sous sa juridiction : grossièrement, à tout ce qui relève de la coordination (intentionnelle ou non) et non de la subordination (subie ou consentie). Mais, si l’ambition du libéralisme est bien de « détrôner la politique », selon l’expression de Hayek, il serait caricatural de réduire cette philosophie politique, en elle-même diverse, à une pure et simple apologie de la « jungle capitaliste ». Même un libéral doctrinaire comme Hayek considère que le marché ne peut fonctionner de façon efficace et féconde que sous la condition de principes juridiques qui norment l’agir social, d’un nomos qui ne doit pas être confondu avec cette couche superficielle, à tort privilégiée par le légicentrisme moderne, qu’est la loi du législateur. Il n’y a pas d’ordre spontané sans « règles de juste conduite », pas de société sans droit et même (jusqu’à un certain point) sans Etat : même un libéralisme intransigeant (mais intelligent) sait le reconnaître.

La pluralité des sphères d’action des acteurs sociaux et des instances de la régulation sociale, le pluralisme des « sphères de justice », comme dit Michael Walzer, nous interdit probablement de chercher une « dernière instance » dans notre interrogation sur ce qui constitue le lien social, et c’est peut-être ce trait qui constitue la « complexité » des sociétés contemporaines. Pour autant, parler comme on l’a fait parfois de fin de l’Etat ou de fin du politique paraît erroné. Ce dont il nous faire notre deuil, c’est sans doute de l’idée qu’il suffirait de déterminer et de poursuivre les bonnes fins collectives (idée qui peut elle-même être critiquée sur un plan méthodologique) pour que chaque individu s’achemine vers le bonheur.

Mais – et ce n’est pas l’actuelle crise financière et économique mondiale qui apportera un démenti à cette vieille idée – sans une prise en charge commune des règles de l’interaction individuelle et collective (ces règles sont juridiques et politiques : qu’on pense par exemple au problème de « l’échange inégal » entre pays développés et pays moins avancés), il n’est pas de vivre en commun possible à l’échelle des « petites sociétés » comme à celle de « l’économie-monde ».

Sans délibération collective et institutionnalisée sur les fins et les moyens de la cité, autrement dit sans démocratie, ni l’économie, ni le droit, ni aucune autre des instances dont l’interaction fait la société ne sont en mesure d’assurer la réunion des humains ; mais, par ailleurs, cette réunion n’exclut ni la compétition, ni l’affrontement. Ce serait sans doute un vœu pieux de croire que la démocratie puisse venir à bout des passions et des intérêts, même si elle sait habilement les encadrer et les détourner au profit d’un bien commun toujours plus difficile à discerner.