Capitalisme et bien commun : votre santé nous intéresse.

Publié le 9 décembre 2008

Retrouvez le compte-rendu de la conférence du 8 décembre 2008, avec Jean de Kervasdoué (Conservatoire National des Arts et Métiers).

C’est un tour d’horizon qui dépasse le champ économique auquel nous convie Jean de Kervasdoué, le lundi 8 décembre 2008 à la Sorbonne. En commençant par remettre son propos en perspective en présentant une série de chiffres.

Il rappelle notamment que l’espérance de vie a plus que doublé en 2 siècles, passant de 35 à 81 ans entre 1800 et 2008, et que les femmes vivent en moyenne 7 ans de plus que les hommes.
Au niveau mondial les inégalités sont marquées. Après une convergence des indicateurs vers les années 1960 où l’Ukraine, par exemple, affichait des statistiques de mortalité plus ou moins égales à celles des Etats-Unis, des différences se font à nouveau sentir aujourd’hui. Certains pays, dont les Etats-Unis, sont en recul. En France même, on observe de fortes variations régionales, notamment entre le nord et le sud.

Autre constat pour Kervasdoué, la médecine coûte cher. Les infirmières d’autrefois, des religieuses travaillant jour et nuit sans congés payés, ont été remplacées par des salariés qui sont jusqu’à sept fois plus nombreux.

Partant de là, le conférencier pose la question suivante: comment se fait-il que les pays où les gens payent le plus pour les dépenses de santé sont ceux où ces dépenses coûtent le plus cher ? Pour lui, cela montre que le système de santé ne marche pas, plus en raison de corporatismes qu’à cause du capitalisme.

Portons-nous nos efforts dans la bonne direction pour améliorer la santé? On observe que la région Poitou-Charente – où il y a le plus de centenaires – a des dépenses de santé équivalentes à celles du Nord-Pas de Calais – où on vit le moins vieux – ce qui sous-entend que ces dépenses n’auraient pas de relation directe avec l’espérance de vie. Par ailleurs, on sait que l’impact de la médecine sur la santé ne devient positif qu’à partir de 1930, et qu’aujourd’hui il ne serait que de 20%. Un tel constat devrait être mieux pris en compte dans le débat actuel : sachant qu’on vit statistiquement mieux quand on a une mère éduquée, ne faudrait-il pas améliorer l’enseignement supérieur, plutôt que les hôpitaux?

Pourquoi ces incohérences dans le système actuel ? Pour Kervasdoué, cela tient à la stratégie de la profession médicale qui parvient à faire croire que médecine et santé veulent dire la même chose, et qu’il faut dépenser plus pour la première afin d’améliorer mathématiquement la seconde (argument qu’il vient de réfuter). Or la distinction entre les deux est de taille : la santé se réfère à l’absence de maladie, et plus généralement au fait d’être bien portant, quand la médecine est une science qui étudie le corps humain, et entre autres, le fait de le garder en bonne santé.

Par ailleurs, cette stratégie ne prend pas l’économie en compte, et, selon le conférencier, on « laisse filer les finances » en brandissant ce qu’on appelle le bouclier sanitaire. Actuellement, les dépenses de santé (à ne pas confondre avec les dépenses d’assurance maladie) en sont à 11% du PIB. Si on rapporte ces dépenses par année et par travailleur, cela revient à travailler tous les mois de janvier pour financer l’assurance maladie et jusqu’au 16 avril pour la protection sociale… Par comparaison, la Suède qui affiche un meilleur taux de santé n’y consacre que 9% de son PIB.

Le discours économique serait disqualifié au profit d’une médecine et de malades sacralisés, y compris dans les journaux où on confond parfois maîtrise comptable et maîtrise médicalisée.

Tout imparfait qu’il soit, le système de santé français reste avantageux par rapport à nombre d’autres pays. Ainsi l’Irlande, plus riche pays d’Europe pour son PIB par habitant, n’a ni pompiers ni SAMU ; aux Etats-Unis, 45 millions de personne n’ont pas d’assurance maladie, et la plupart des contrats d’assurance couvrent jusqu’à 45 jours d’hospitalisation, insuffisant en cas de maladie chronique et alors qu’une journée en service de psychiatrie coûte 1000 dollars ; en Grande Bretagne, les opérations dites de confort – la cataracte ou une prothèse de la hanche par exemple – se caractérisent par de grandes files d’attentes.

Kervasdoué pose la question du manque de contrôle dans l’activité médicale en France, soulignant notamment qu’on prescrit beaucoup plus que dans les autres pays – 80% des consultations donnent lieu à des prescriptions, contre 40% ailleurs, plaçant le pays au 2e rang des consommation de produits pharmaceutiques. Or on sait qu’un cas sur quatre d’hospitalisation en urgence est du à la surconsommation de médicaments, ce qui n’a rien d’étonnant quand on sait que les interactions possibles sont exponentielles: il peut y avoir jusqu’à 4 milliards d’interactions possibles entre 11 médicaments donnés.

Par ailleurs, on constate que la carte médicale en France suit la carte de la pauvreté – il y a 4 fois plus d’infarctus du myocarde dans les régions les moins riches – or l’installation des médecins n’est pas réglementée. « Non assistance à personne en danger », pour Kervasdoué.

Revenons à l’économie. Le conférencier rappelle les principes préalables à l’existence d’un marché :
– l’infinité d’acheteurs (ici, les malades)
– l’infinité de vendeurs (les médecins)
– la symétrie d’informations
– la rationalité des facteurs économiques

Premier bémol, le marché de la santé a ceci de particulier que l’information n’est pas symétrique. On se sent malade, mais ne sait pas si on l’est. Puis on se sent mieux, sans savoir si c’est dû ou non aux médicaments. De plus, l’augmentation des connaissances d’une fois sur l’autre est nulle.

Comment réduire l’asymétrie d’informations ? C’est en théorie le rôle des médecins-conseils de l’assurance maladie, mais en pratique ils ont peu de moyens pour exercer.
Second bémol, l’absence de rationalité des facteurs économiques. En effet, le taux d’actualisation de celui qui va mourir est infini. Tout est conditionné au temps présent, y compris les dépenses de santé qui pourraient le sauver. C’est une question de vie ou de mort, et non pas de calcul rationnel.

Par ailleurs, la consommation de médicaments est un bien privé – au sens de ce que l’on consomme soi-même, contrairement au bien public dont chacun jouit sans le détruire, comme par exemple la beauté d’une ville. Or s’il y a un risque de contagion, chacun devient concerné.

Kervasdoué revient à sa question de départ : pourquoi payer plus cher quand on paye « de sa poche « ?

L’argent n’est en réalité pas le bon critère pour juger les consommations de soin, chacun ayant tendance à mal consommer. D’une part, les gens surconsomment quand les soins sont gratuits, et sous-consomment quand ces soins deviennent payants; d’autre part, on est mauvais juge de sa propre santé : on décide en fonction de la douleur, alors qu’elle n’est pas corrélée à la gravité.
Enfin, on a tendance à prendre d’autant plus de risques qu’on est bien assuré.

Kervasdoué s’intéresse à l’industrie pharmaceutique, à laquelle la médecine doit la majorité de ses améliorations. Or ce secteur est en crise grave notamment depuis l’apparition des médicaments génériques, dans la mesure où le monopole des molécules permettait jusque là de financer l’essentiel de la recherche. Par ailleurs, cette industrie n’a pas pris assez vite le tournant des biotechnologies, et elle tarde à présent à en récolter les bénéfices. Pour ces raisons, entre autres, elle se concentre en premier lieu là où le marché est solvable, et non là où les gens sont malades, ce qui explique le peu de progrès sur les maladies tropicales en général, et le fait qu’en France il n’y ait quasiment aucun lien entre recherche et causes de mortalité.

Le conférencier s’interroge sur la stratégie marketing de l’industrie pharmaceutique, prête à investir 1M$ dans la publicité sur un chiffre d’affaire total de 17M$, ce qui correspond pour la France à 30 000 euros de frais de publicité par médecin, et n’est pas sans répercussion sur le choix des médicaments prescrits in fine. On se demande comment réguler cette industrie?

L’évolution du système français :

Soulignant que ce sont les cliniques privées qui permettent chez nous d’éviter les files d’attente, Kervasdoué considère que le projet de réduction du nombre d’hôpitaux est intéressant – il y en a actuellement 1 pour 42 000 habitants, contre 1 pour 60 000 aux Etats-Unis et 1 pour 100 000 en Scandinavie…

Pour Kervasdoué, l’assurance santé est vouée à disparaître, à cause notamment de facteurs nouveaux comme la détection des risques sur Internet. A partir du décryptage du génome, un individu donné parvient à connaître son risque relatif de diabète, et peut s’assurer en conséquence. L’assureur, interdit par la loi française de se renseigner sur ces risques relatifs, ne possède pas une symétrie d’information. Or il est voué à la faillite s’il n’assure plus que des personnes qui s’avèrent malades à long terme…

En France, les dépenses de santé ne sont pas redressées parce qu’on se protège derrière l’euro, mais cette situation sera amenée à changer sous la pressions soit des pays voisins comme l’Allemagne, soit des nouvelles générations… changement qui s’effectuera, selon le conférencier, à l’horizon 2015.

Au final, le problème en France réside moins dans l’absence d’idées que dans le manque de capitaux. Ainsi, l’inventeur de la chirurgie endoscopique est français, mais les machines sont allemandes ou japonaises, ce qui montre un des bons côtés du capitalisme…